Repenser la gouvernance des sociétés
hors des sentiers battus

La loi a un fondement rationnel très solide lorsqu’elle dispose que le conseil d'administration prend ses décisions sur la base de délibérations collégiales.

L’intérêt majeur du conseil est en effet de contrecarrer les biais cognitifs qui affectent les raisonnements du chef d’entreprise et de conforter ou d’améliorer son intuition en la transformant en décision collective (voir mon post sur ce sujet). Le conseil est une illustration parfaite de la puissance de l’intelligence collective qui veut qu'un groupe soit supérieur à l’individu dans l’analyse et la prise de décision à la condition qu'il s'organise pour éviter les phénomènes de passagers clandestins et de Groupthink.

Cet avantage majeur du conseil est parfois sous-exploité. Si la mise en place de codes de bonnes pratiques a permis d'améliorer considérablement la gouvernance des entreprises, nombre d'entre elles sont tombées dans le piège de la conformité : bien souvent, c'est le politiquement correct qui prévaut au détriment du bon sens ou de l'efficacité.

L'objectif est alors avant tout d'afficher que la composition et le fonctionnement du conseil correspondent aux recommandations de place. Même si tous les codes donnent la possibilité aux entreprises de s'écarter des principes à condition d'en expliquer les raisons en vertu du principe « Appliquer ou Expliquer » (« comply or explain » ), fort peu osent le faire.

Cette solution de facilité est implicitement encouragée par les agences en conseil de vote qui ne souhaitent pas entrer dans des discussions spécifiques avec les entreprises et qui préfèrent privilégier les mêmes règles pour tous pour des raisons économiques et pratiques. Cela facilite leur travail d’analyse des résolutions et l’émission de leurs consignes de votes.

Cette transparence conformiste a gelé l'innovation en matière de gouvernance. Il suffit pour s'en convaincre de comparer les principes actuellement en vigueur avec ceux énoncés par le fameux rapport Cadbury (édictés en 1992) ou d'observer le phénomène de la convergence internationale en matière de gouvernance.

Elle a également pérennisé des solutions dont l'efficacité est souvent douteuse. Dans leur livre "Corporate governance matters", David Larcker et Brian Tayan montrent, études académiques à l'appui, que de nombreuses bonnes pratiques adoptées sans sourciller l'ont été sur la base d'opinions préconçues et non d'études ou d'observations sérieuses.

Compte tenu des dysfonctionnements qui sont régulièrement dénoncés en matière de gouvernance, on ne peut plus se contenter d'adhérer docilement aux principes établis. Il serait sain d'entamer une réflexion iconoclaste pour renouveler une pensée trop souvent ronronnante.

La SAS (Société par Actions Simplifiée) nous offre à cet égard un cadre idéal de réflexion. On rappelle qu'il s'agit d'une forme sociale créée en 1994 et modifiée en 1999 et 2008 dont le nombre dépasse aujourd'hui celui des SA (environ 4% du total des sociétés répertoriées par l'INPI).

Elle se caractérise par une très grande souplesse : ses statuts fixent librement son fonctionnement. Le seul organe obligatoire est le Président qui représente légalement la société. Ce Président peut être une personne morale. Ses conditions de désignation sont totalement libres. Les statuts peuvent créer des organes collégiaux dont la dénomination, les fonctions, les modes de délibération sont également laissés à l’appréciation des associés. Ils déterminent également les décisions qui doivent être prises collectivement par les associés et les conditions dans lesquelles celles-ci sont prises. En matière de contrôle, il est prévu qu’au-delà d’une certaine taille la société nomme un ou plusieurs commissaires aux comptes. Le régime des conventions réglementées est plus léger que celui des SA.

A la différence d’une SA, une SAS peut donc construire sa gouvernance à partir d’une page blanche sans contrainte d’aucune sorte. Elle offre un champ d’expérimentation unique pour de nouvelles approches de gouvernance.

L’une des raisons pour lesquelles les conseils apparaissent souvent inefficaces ou impuissants réside dans leur difficulté d’assumer pleinement des tâches nombreuses et diverses qui leur sont confiées. Les attentes à l’égard des administrateurs croissent à un rythme bien supérieur à leur capacité à les satisfaire (voir Rodrigues, Usha, A Conflict Primacy Model of the Public Board).

Certes, la limitation du nombre des mandats et l’amélioration de l’organisation des travaux des conseils (création de comités spécialisés, rôle croissant du secrétaire du conseil, interactions plus professionnelles avec les directions générales et les directions financières, augmentation du nombre de séances, utilisation de moyens technologiques plus performants) constituent des réponses à ce surcroît de travail (Sur les méthodes de travail et d’organisation des conseils, le lecteur est invité à se reporter au Vade-medum de l’Administrateur, Jean-Florent Rérolle, Anne Outin-Adam, Florian Bressand, IFA, 2013). Mais, il faut bien constater que l’on est encore loin du compte. D’ailleurs, comment pourrait-il en être autrement ? Les administrateurs ne viennent dans l’entreprise que de manière intermittente pour traiter de sujets sur lesquels ils sont nécessairement moins au fait que les dirigeants.

Au risque d’embolie, il faut ajouter celui de schizophrénie. On considère classiquement que le conseil a trois fonctions :

  1. une fonction de gestion ou d’impulsion : il définit ou valide la stratégie en fonction des risques acceptés par l’organisation ; il approuve les décisions les plus importantes (celles qui portent sur le capital ou qui concernent des opérations structurantes comme les acquisitions) ;
  2. une fonction de contrôle : il nomme, évalue, rémunère et révoque les dirigeants en fonction des objectifs de l’entreprise ; il arrête les comptes ; il suit l’efficacité des systèmes de contrôle interne et de gestion des risques ; il contrôle l’exécution de la stratégie ;
  3. une fonction de réseau : l’entreprise peut bénéficier du réseau de ses administrateurs (banques, partenaires industriels ou commerciaux, administrations, hommes politiques) pour développer son activité.

Si dans une SA à directoire et conseil de surveillance les fonctions de gestion et de contrôle sont assez bien séparées , ce n’est pas le cas pour une SA à structure moniste dans laquelle, en théorie, le conseil définit et participe à la mise en œuvre de la politique dont il assure ensuite le contrôle. L’ambiguïté de cette position est évidente lorsqu’il apparait que la stratégie retenue n’était pas la bonne (La difficulté est moindre s’il ne s’agit que d’une question d’exécution de la stratégie) et elle affecte nécessairement la qualité ou l’efficacité de l’une ou de l’autre de ces fonctions (voir A Theory of Friendly Boards, Adams et Ferreira).

Comment l’administrateur pourrait-il sanctionner sans état d’âme une stratégie qu’il a au minimum approuvée auparavant ? Comment peut-il inviter une direction générale à faire preuve d’audace pour créer de la valeur alors que sa fonction de contrôle implique prudence et retenue (Une fonction de contrôle hypertrophiée pèse sur les performances de l’entreprise comme le montrent Faleye, Hoitash and Hoitash dans The Costs of Intense Board Monitoring) ? Comment l’exécutif peut-il être totalement transparent à l’égard des administrateurs sachant que la réduction de l’asymétrie d’information, essentielle à l’exercice de la fonction de conseil, pourrait être aussi exploitée dans la fonction de contrôle et être ainsi retournée contre lui ?

Idéalement, les fonctions du conseil devraient donc être définies ou hiérarchisées en fonction de la nature de l’actionnariat, de la maturité de l’entreprise, de la complexité de son organisation et de ses enjeux stratégiques.

Ainsi, la fonction de contrôle prend toute son importance lorsqu’une séparation entre les actionnaires et les dirigeants est susceptible d’engendrer des conflits d’agence. Mais elle est moins légitime lorsque le dirigeant est lui même l’actionnaire principal voire l’actionnaire unique de la société. Les fonctions de réseau ou de conseil sont plus utiles pour des entreprises jeunes ou pour celles qui sont confrontées à de fortes mutations technologiques ou concurrentielles que pour des entreprises mûres sur des marchés protégés en faible croissance.

Pour éviter l'embolie et la schizophrénie, le conseil devrait se concentrer sur la fonction la plus utile à l'entreprise. Mais, dans une SA classique, le conseil ne peut s’affranchir des rôles qui lui sont confiés par la loi. Tout au plus, peut-il s’organiser pour identifier les tâches prioritaires et s’attacher à les remplir le plus efficacement possible (c'est la philosophie que nous adoptons dans le Vade-mecum de l'administrateur).

Une SAS n’a pas les mêmes contraintes juridiques. Elle peut dès lors façonner l’organe en fonction de ce qu’elle souhaite lui voir jouer comme rôle :

  • Les fonctions qui lui sont attribuées peuvent être définies de manière étroite ou au contraire très large ;
  • Elles peuvent être réparties entre plusieurs organes afin de ne pas mélanger les genres ;
  • Les dénominations utilisées peuvent être très diverses pour bien marquer ce que l’on attend de lui : conseil d’administration, conseil de surveillance, comité des risques, comité d’orientation stratégique, censeur, etc. ;
  • Sa composition peut être soigneusement réalisée pour exprimer la diversité et la richesse de points de vue requise ; elle peut être libérée des contraintes d’indépendance pour favoriser la compétence. A l’instar de ce qui se pratique en Grande Bretagne, on peut imaginer une représentation substantielle des représentants de l’exécutif aux cotés des administrateurs indépendants ;
  • Le processus de sélection, de nomination et de renouvellement peut être géré de manière dynamique et innovante afin de ne pas figer les compétences et les expériences sur lesquelles on souhaite s’appuyer ;
  • Des obligations drastiques en terme d’exclusivité et de disponibilité des administrateurs peuvent être adoptées afin de s’assurer de leur mobilisation en faveur des affaires de la société.

On pourrait même imaginer que la ou les fonctions que l’on souhaite voir jouer par ce ou ces organes soient sous-traitées à une firme professionnelle spécialisée. C’est la proposition faite récemment par Stephen Bainbridge et Todd Henderson dans un papier remarquable (Boards-R-Us: Reconceptualizing Corporate Boards) qui notent que les dysfonctionnements des conseils sont largement dus au fait que les administrateurs sont des personnes physiques, peu disponibles, insuffisamment informées, trop généralistes et mal rémunérés. Sur la base de ce constat, il propose que les fonctions du conseil soient confiées à des personnes morales spécialisées. Une grande partie des défauts des administrateurs seraient alors corrigés : disposant de ressources humaines et techniques considérables, ces firmes pourraient affecter tous les moyens nécessaires à l’accomplissement de leurs obligations contractuelles. En cas de faute, leur responsabilité pourrait être mise en cause plus facilement par la société, les actionnaires ou les tiers.

S. Bainbridge ne décrit pas spécifiquement à quoi ressemblerait cette firme spécialisée qu’il appelle de ses vœux et qui remplacerait intégralement le conseil. Mais en s’appuyant sur cette idée et, sans aller jusqu’à une dévolution complète des fonctions à un tiers, on peut imaginer de multiples approches moins radicales comme la sous-traitance partielle de certaines fonctions de comités, la désignation d’administrateurs professionnels ou la mise à la disposition des administrateurs personnes physiques de moyens techniques plus professionnels.

Les sociétés contrôlées par un fond de Private Equity offre un exemple de professionnalisation des conseils. Les administrateurs sont souvent assistés par les équipes techniques du fond d’investissement. Cela explique en partie leurs performances financières : la gouvernance repose très largement sur un investisseur actif et engagé. Mais cette solution est plus complexe à mettre en œuvre dans une entreprise cotée car elle pose des problèmes d’égalité entre les actionnaires.

Quelle que soit la ou les solutions organisationnelles retenues par la SAS, deux éléments supplémentaires sont essentiels à l'efficacité d'un conseil : la réduction de l’asymétrie d’information et une animation professionnelle des débats.

La qualité de l’analyse ou des décisions d’un conseil dépend de celle del’information dont il dispose. Le défi est immense car non seulement les questions de gestion sont de plus en plus techniques et complexes mais les dirigeants ne sont pas forcément incités à être totalement transparents avec les administrateurs. Cela s’explique à la fois par des raisons pratiques (efforts nécessaires pour réunir et formater l’information afin de la rendre exploitable pour des personnes moins averties, crainte d’une rupture de la confidentialité …) et politiques (plus les conseils sont dans un mode de contrôle, moins la direction est encline à partager des données qui pourraient la mettre en défaut). Une définition plus nette des fonctions du conseil permettrait de fixer des règles du jeu plus claires. Si, par exemple, il a été constitué pour exercer une fonction de contrôle, on pourrait lui rattacher officiellement l’audit interne et la direction des risques. Si l’objectif est d’en faire un organe de recommandations ou d’inspiration stratégique destiné à enrichir la perspective du dirigeant, ce dernier aura tout intérêt à partager ses informations (Voir l'étude de Renée Adams : The dual role of corporate boards as advisors and monitors of management).

La propension des dirigeants à être transparents dépend en effet de la relation de confiance qu’ils ont tissée avec les administrateurs, celle-ci étant elle même fonction de l’importance respective de leur rôle de conseil par rapport à celui de contrôle. La mise en place d’un conseil « guide» ou « pilote » requière qu’une partie des administrateurs ne soient impliqués que marginalement dans des activités de contrôle afin de créer le climat de confiance propice au partage d’information et à l’échange de points de vue avec les dirigeants (voir l'étude précitée Advisory Directors ).

La seconde condition de l’efficacité d’un conseil réside dans l’animation de ses débats. On a vu précédemment que la qualité de la décision collective est supérieure à celle de la décision individuelle. La délibération d’un conseil est l’occasion de tirer parti de la diversité des points de vue et des compétences de ses membres. Mais encore faut-il que les discussions soient ouvertes et sans préjugé, que la critique constructive soit admise, voire encouragée et que chacun puisse s’exprimer librement dans une atmosphère de respect mutuel. Que le conseil puisse susciter volontairement la controverse en son sein est un signe de bonne gouvernance.

A cet égard, le rôle du Président est absolument essentiel : « Good boards are created by good chairman ». On se reportera avec profit au rapport du Financial Reporting Council intitulé Guidance on board effectiveness (Mars 2011). C’est à lui de créer le climat nécessaire à un débat fécond, de susciter l’intervention de tous les membres du conseil, d’encourager la controverse en évitant d’imposer son avis ou d’influencer ses collègues, de repérer les symptômes de la pensée de groupe et de les corriger. Sa première qualité doit être celle d’un animateur de débats. Inutile de dire que toutes les personnalités ne sont pas faites pour cela. Il faut en particulier s’interroger sur la capacité d’un directeur général à endosser l’habit d’un Président impartial encourageant les controversistes, certes dans une perspective positive, mais potentiellement gênante pour lui-même.

Si l’on accepte l’idée selon laquelle le débat est au cœur de l’activité du conseil et que les conditions pour en assurer un déroulement efficace sont très spécifiques, le Directeur général peut difficilement en être l’animateur. Il doit, au moins pour ce rôle de facilitateur, s’effacer au profit d’un tiers, que ce soit le Président non exécutif, un administrateur référent ou tout autre administrateur plus doué que lui pour ce rôle d'animation. On pourrait imaginer que les débats les plus importants soient animés par cet administrateur impartial.

Les SAS sont donc particulièrement bien placées pour expérimenter les systèmes de gouvernance qui leur conviennent le mieux. Leur flexibilité statutaire leur permet de sortir des sentiers battus, d’évacuer les contraintes que les SA doivent respecter (contraintes dont l’intérêt apparaît souvent faible voire inexistant) pour ne retenir que les pratiques ou structures directement créatrices de valeur.

Au-delà de la situation particulière des SAS, une conception plus organisationnelle ou décisionnelle du conseil d’administration offre des pistes de réflexion pour toutes les entreprises qui souhaitent faire évoluer positivement leur gouvernance :

  • elle affirme que la gouvernance n’est pas une fin en soi, que les bonnes pratiques sont très relatives et que c’est l’efficacité qui doit être recherchée avant toute autre considération ;
  • elle invite les conseils à « penser » la gouvernance au lieu de se complaire dans l’adhésion aveugle à des normes souvent inadaptées ou injustifiées ;
  • elle rappelle que l’efficacité d’un conseil dépend de sa capacité à se focaliser sur l’essentiel, de la qualité de l’information et de la dynamique de groupe instaurée par le Président ;
  • elle reformule le débat de la séparation des fonctions de Président et de Directeur général dans une logique d’efficacité et non dans une logique de pouvoir ;
  • elle souligne que la fonction de conseil est plus créatrice de valeur que la fonction de contrôle et que le conseil d’administration peut être un atout essentiel dans la définition et l’exécution d’une stratégie.

La rigidité des statuts des SA et les pressions des agences de rating de gouvernance ne leur permettent pas d’exploiter ces pistes dans toute leur plénitude. Mais il faut insister sur le fait que, au delà des structures et des règles, la réalité de la gouvernance réside dans les comportements et les actes. Mettre en place une gouvernance utile et efficace est avant tout une question d’état d’esprit et de pratique. Elle est à la portée de tout responsable pour peu qu’il face preuve d’humilité, de volonté et d’audace.

Je serais heureux d'avoir votre avis sur ces questions.

A lire aussi

SUIVEZ MOI SUR TWITTER (JF_REROLLE)

SUIVEZ MOI SUR TWITTER (GOUVERNANCEFIN)