Le décollage du rapport intégré
Les investisseurs sont souvent considérés comme des monstres froids uniquement intéressés par les performances financières à court terme des entreprises.
Cela ne veut pas dire que nous allons assister à une publication massive l’année prochaine, mais il est à présent rare de trouver une entreprise qui n’en ait jamais entendu parler et qui ne réfléchisse pas à ce qu’elle doit faire dans les années qui viennent.
Il était temps. Si l’on en croit les représentants de l’IIRC, 3000 entreprises dans le monde publieraient un rapport qualifié d’« intégré » . Même si les pratiques sont très hétérogènes et quelquefois très éloignées de la philosophie originelle, ce nombre illustre l’intérêt grandissant pour cette approche. Le reporting intégré est déjà une réalité depuis quelques années en Afrique du Sud où le principe de son élaboration figure dans le code de gouvernance. Il a acquis ses titres de noblesse au Royaume-Uni où, depuis octobre 2013, les conseils d’administration doivent publier un « Strategic report» dont les lignes directrices sont largement inspirées du référentiel de l’IIRC. Et bien d’autres pays ont manifesté un intérêt marqué pour ce concept.
L’international Corporate Governance Network qui est formé par les plus grands fonds d’investissement au monde (et qui représente collectivement 26.000 milliards de dollars de capitaux) s’intéresse depuis plusieurs années à la dimension non financière de l’information donnée aux actionnaires. Il indique clairement dans ses principes généraux de gouvernance que
« le Conseil d’Administration devrait fournir un rapport intégré qui replace les performances historiques dans leur contexte et qui présente les risques, les opportunités et les perspectives de la société, afin d’aider les actionnaires à comprendre les objectifs stratégiques de l'entreprise et les progrès réalisés dans leur atteinte ».
La France est encore en retard avec seulement une poignée de rapports intégrés publiés en 2015 dont Engie et Vivendi qui représentent bien la diversité des approches possibles). Compte tenu de l’importance des capitaux étrangers sur le marché français et singulièrement des anglo-saxons dans le capital de nos entreprises (voir le Bulletin de la Banque de France sur la détention par les non-résidents des actions des sociétés françaises du CAC 40 à fin 2013 ), il est urgent d’accélérer cette rénovation de l’information actionnariale et de capitaliser sur l’intérêt naissant de nos entreprises pour cette idée.
Tout part d’un constat banal et ancien: les informations habituellement communiquées aux investisseurs ne sont pas toujours suffisantes pour leur permettre de prendre leurs décisions d’investissement en toute connaissance de cause (voir The KPMG Survey of business reporting, 2014). L’information qui leur est donnée est trop complexe, comptable, volumineuse, jargonnesque et rétrospective pour qu’ils puissent aisément répondre aux deux questions qui les intéressent avant tout :
- Le projet stratégique de l’entreprise est-il intrinsèquement créateur de valeur ? et,
- Cette création de valeur sera-t-elle, à terme, anticipée correctement par la communauté financière ?
Cette difficulté s’est renforcée avec l’avènement de l’économie digitale. La création de valeur repose désormais sur la capacité de l’entreprise à extraire le plus possible d’avantages économiques de son écosystème et à renouveler sans cesse ses avantages concurrentiels toujours plus éphémères. Les frontières de l’entreprises sont de plus en plus poreuses et les échanges de valeur avec son environnement doivent être identifiées et, idéalement, quantifiées.
C’est la raison pour laquelle la plupart des fonds qui pratiquent une gestion active rencontrent au moins une fois par an le management des entreprises dans lesquelles ils investissent. Ce dialogue direct porte prioritairement sur la stratégie à moyen et long terme des entreprises et sur les risques et les opportunités de leurs modèles d’affaires, bien avant la revue des résultats financiers comme l’a récemment identifié une étude KPMG/AFG.
Les entreprises cotées doivent réaliser que l’alignement de leur cours de bourse sur leur valeur intrinsèque passe par leur capacité à donner aux investisseurs une information pertinente sur leur stratégie de création de valeur.
Dans cette perspective, le rapport intégré est une source d’inspiration importante pour les directions financières. Cette initiative s’inscrit dans la lignée des rapports et réflexions menées par de nombreuses organisations professionnelles (ICAEW, ICAS) et institutions (IASB, FASB, FRC) sur la nécessaire adaptation de l’information financière (Voir par exemple : Towards clear and concise reporting, FRC, 2014). Adoptée par l’IIRC en 2013, elle est probablement la meilleure synthèse sur ce que pourrait être demain une communication stratégique autour de la valeur.
Si la France est en retard dans cette prise de conscience, c’est parce que le débat a été constamment mené sur la base de trois méprises.
La première concerne l’objectif du rapport intégré. Dans la version originelle du cadre de référence, le sous-titre du document était « Communicating value in the 21st century ». Le terme « valeur » est particulièrement ambigu et peut facilement être interprété de manière spécieuse. Certains idéologues (anticapitalistes ?) ont vu dans le rapport intégré un argument supplémentaire pour dénoncer la valeur actionnariale qui serait antinomique de la « vraie » valeur, celle qui reviendrait aux autres parties prenantes de l’entreprise. Il y aurait d’un coté la bonne valeur, celle des partenaires de l’entreprise, celle du long terme, et de l’autre, la mauvaise valeur, la valeur actionnariale, la valeur du court terme.
Les lecteurs de ce blog savent que ce n’est pas vraiment la conception de l’auteur de ces lignes… (mais je suis d’accord pour reconnaître que ma position a des aspects un peu idéologiques… !). Contrairement à ce que l’on dit ou l’on pense, le cours de bourse est révélateur de la valeur à long terme de l’entreprise car il exprime avant tout les anticipations des actionnaires fondamentaux.
Les cours sont certes largement influencés quotidiennement par les traders intéressés avant tout par les performances à court terme des entreprises. Ils peuvent s’écarter temporairement de la valeur intrinsèque car les gérants qui mettent en œuvre des stratégies fondamentales investissent moins souvent que les traders. Mais, lorsqu’ils décident de bâtir une position, leur investissement quotidien est 7 à 30 fois plus important que les traders, et ce, sur une période de 10 à 15 jours . Ce sont ces investisseurs longs qui redressent ou font plonger les cours. Leurs décisions reposent sur des anticipations à long terme largement déterminées par leur analyse de la qualité du management ou la pérennité du modèle d’affaires.
L’étude de leurs critères de décision permet de soutenir que valeur actionnariale n’est nullement contradictoire avec la «valeur partenariale ». Comment peut-on penser que la valeur à long terme pour l’actionnaire pourrait être maximisée avec des clients lésés, des collaborateurs démotivés, des fournisseurs étranglés et des communautés révoltées ? Il est de l’intérêt bien compris des actionnaires de favoriser le développement de ces parties prenantes pour s’assurer les rendements attendus à terme.
La deuxième méprise, moins idéologique mais tout aussi pernicieuse, consiste à voir le rapport intégré comme la fusion du rapport de développement durable au sein du rapport financier. Pour certains, il s’agit d’une légitimation de la fonction RSE qui a toujours éprouvé des difficultés à trouver sa place dans l’entreprise. Cette idée de fusion s’appuie sur l’idée précédente que la « vraie » valeur n’est pas la valeur actionnariale. Il faudrait ainsi mettre en place des indicateurs plus pertinents de nature essentiellement non financière.
Cette approche repose sur une incompréhension de ce qu’est la création de valeur. La création de valeur financière à long terme s’appuie nécessairement sur une allocation des ressources tangibles et intangibles de l’entreprise au service d’une vision ou d’une stratégie. Elle dépend du positionnement de l’entreprise dans un réseau d’affaire mouvant, porteur de risques autant que d’opportunités. C’est cette mécanique complexe qu’il convient de présenter au marché d’une manière synthétique et convaincante dans un langage qui soit compréhensible.
Il s’agit donc moins de privilégier la RSE et ses indicateurs dont la plupart n’ont pas vraiment de relation avec la valeur actionnariale que de promouvoir la « soft information » aux cotés de la « hard information ».
Troisième méprise : celle qui consiste à imaginer qu’il soit possible un jour de standardiser l’approche. C’est une illusion. Il s’agit de décrire les avantages concurrentiels de l’entreprise qui sont à l’origine de la création de valeur. Même transitoire, l’avantage concurrentiel est, par définition, unique. Chaque entreprise doit donc s’exprimer selon sa sensibilité, ses caractéristiques propres et ses contraintes de confidentialité.
Une assurance donnée par un auditeur indépendant pourrait être envisagée, mais elle resterait limitée aux quelques indicateurs clés que l’entreprise déciderait de dévoiler au marché. Le cadre de référence de l’IIRC est un guide destiné à inspirer les entreprises et non un standard destiné à les corseter. Tout au plus pourrait-il obéir un jour à une logique du « comply or explain ».
Ces trois malentendus doivent donc être dissipés pour laisser la place à une vision plus positive et réaliste du rapport intégré. Les entreprises doivent réaliser que ce rapport est destiné avant tout aux investisseurs et qu’il répond à un besoin essentiel d’information du marché financier. Elles doivent comprendre qu’il s’agit d’une question de relation investisseurs et non pas de développement durable. Que la problématique est avant tout financière, ceci n’étant pas contradictoire avec une expression non quantitative. Il s’agit de présenter une « equity story » plus rigoureuse.
Les entreprises encore sceptiques doivent également prendre en considération les bénéfices du rapport intégré qui commencent à être assez bien documentés.
Tout d’abord, cette démarche favorise l’alignement de la valeur fondamentale et du cours de bourse. Les premières études réalisées montrent que son adoption se traduit par une augmentation du nombre d’investisseurs de long terme au détriment des investisseurs de court terme, ce qui donne une influence plus importante à la composante fondamentale des cours. Cela ne veut pas forcément dire que leur volatilité à court terme soit réduite, mais, à moyen et long terme, cela réduit la probabilité de création d’écarts importants entre valeur fondamentale et cours.
A cet impact positif vient s’ajouter celui déjà largement documenté de la réduction de l’asymétrie d’information lorsque le poids de la « soft information» est accru par rapport à celui de la « hard information » (cette dernière n’explique que 10% des variations du cours qui suivent l’annonce des résultats) : prévisions plus fiables des analystes, réduction des décotes d’opacité, effet positif sur le coût du capital, etc. Cependant, un équilibre doit être maintenu entre les deux catégories d’informations pour crédibiliser la démarche. Il ne saurait être question de remplacer les secondes par les premières sous peine de susciter la méfiance des investisseurs qui veulent pouvoir s’assurer régulièrement que l’entreprise respecte le plan de marche annoncé.
La seconde catégorie de bénéfices touche l’entreprise elle-même. L’expérience montre que la mise en place d’un rapport intégré n’est pas anodine. Elle permet de changer la culture d’une entreprise en jetant des ponts entre les silos de l’organisation, en identifiant les liens qui existent entre les performances non financières et la valeur actionnariale et en instillant la perspective de l’investisseur dans les décisions clés de l’entreprise. Dans la logique de la Shared Value développée par Michael Porter, les entreprises peuvent également rationaliser financièrement les décisions liées à leur stratégie ESG.
Au total, le processus de réflexion stratégique et la rigueur des décisions d’allocation du capital peuvent être améliorées. Ce changement culturel a un impact positif sur la valeur actionnariale et, correctement expliqué aux marchés, il ne manquera d’être intégré dans les anticipations des investisseurs.
Mais attention ! Cette démarche n’est pas aussi simple qu’elle parait. Elle nécessite tout d’abord d’avoir un projet clair, de savoir quelle est la valeur fondamentale que ce projet peut permettre de créer à court, moyen et long terme, d’identifier les paramètres clés qui en permettront l’exécution, de mettre en place une organisation et des processus qui permettent d’intégrer la perspective actionnariale dans les grandes décisions d’allocation du capital, et de gestion des risques.
L’aphorisme de Boileau « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément » s’applique parfaitement. Avant de communiquer, les entreprises doivent parvenir à un consensus clair sur leur stratégie de création de valeur.
Un projet de création de valeur clair est insuffisant. L’entreprise doit également développer une forte empathie à l’égard des investisseurs qui sont les cibles prioritaires de cette rénovation. Elles doivent comprendre les modèles mentaux de leurs investisseurs qui, contrairement à ce que pensent beaucoup de dirigeants ne sont pas réductibles aux commentaires des analystes financiers. C’est en dialoguant avec les investisseurs longs et en les faisant interroger par des intervenants externes garantissant l’anonymat de leurs réponses que l’on peut comprendre leurs attentes afin de voir si l’on est capable d’y répondre et à défaut de décider de ce qu’il convient de faire.
Le rapport intégré est donc tout sauf un standard supplémentaire ou une mode. Le succès de la démarche nécessite une discipline et une mobilisation de tous en faveur de la création de valeur à long terme. Impliquant l’ensemble des directions de l’organisation, son élaboration en vue d’une communication auprès des investisseurs sera naturellement pilotée par le Directeur financier. Elle se fera avec le support de la direction générale et sous le contrôle du Conseil d’Administration responsable en dernier ressort de la qualité de l’information donnée aux marchés. Elle ne sera pas forcément évidente pour tous, mais ses bénéfices à la fois internes et externes en valent la peine.
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