Distress valuation : une décision capitale de la justice britannique
Acheté en 2006 par Carlyle, IMO Carwash est le leader mondial du lavage de voiture. L’acquisition a été financée essentiellement par de la dette.
En raison de performances très médiocres, il est apparu que la société ne pourrait pas faire face à ses engagements financiers (elle est actuellement financée par £313m de dette senior et £90m de dette mezzanine) et ses dirigeants ont engagés une restructuration financière.
Le plan qui a été adopté écarte les créanciers juniors au profit des créanciers seniors qui récupèrent les actifs de l’entreprise au sein d’une nouvelle holding en échange d’un abandon d’une partie de leurs créances (réduction de la dette de £185m). Soutenant que la valeur des actifs est inférieure à celle de la dette senior, et en vertu du contrat de subordination signé par les créanciers juniors, l’entreprise et les créanciers seniors ont considéré que les mezzaneurs n’avaient plus aucun intérêt économique dans l’entreprise et qu’à ce titre il n’était ni nécessaire ni juste qu’ils participent à la restructuration.
Ce plan vient d’être approuvé par Mr Justice Mann de la High Court of Justice de Londres dans une décision remarquable qui aura des conséquences considérables en matière d’évaluation d’entreprise en restructuration, non seulement en Grande Bretagne, mais aussi dans le reste de l’Europe. Comme le note Karl Clowry, un partner de Paul Hastings : « many european LBOs were arranged and so will be restructured under English law and so this case will have ramifications for much of the European buy-out industry ». On ignore encore si cette décision va faire l’objet d’un appel.
Le plan était contesté par le comité des mezzaneurs. Ceux-ci considéraient qu’un plan équitable aurait dû leur permettre de conserver un intérêt dans la société après bien sûr le remboursement prioritaire de la dette senior. Pour eux, la valeur de la société est plus importante que celle calculée par les créanciers seniors. La valeur ne « break » pas dans la dette senior, mais dans la dette mezzanine.
Pour accepter le plan, le juge devait donc préalablement se prononcer sur la question de savoir si :
« the scheme operate unfairly to (the subordinated creditors) because they deprive them of any valuable rights against the companies ».
La réponse à cette question l’a conduit à examiner les travaux d’évaluation produit par les deux parties dans un détail qui a beaucoup surpris les observateurs.
Les créanciers seniors ont présenté une évaluation de PwC. Sur la base d’une hypothèse de continuité de l’exploitation (going concern), PwC a retenu trois méthodes :
- des cash flow actualisés par un taux d’actualisation incluant un facteur « alpha » censé représenter l’incertitude actuelle des marchés
- une comparaison avec des entreprises cotées similaires
- un modèle LBO.
Ces approches conduisent respectivement à des fourchettes de £220m à £275m, de £235m à £250m et de £257m à £256m. Dans ces conditions, PwC estime qu’un acheteur ne serait pas prêt à débourser plus de £265m.
Deux autres évaluations aux conclusions similaires étaient présentées par les créanciers seniors. La première résultait d’un processus de vente engagé par Rothschild qui a obtenu une offre indicative comprise entre £150m et £188m hors dette, offre rejetée par le conseil d’administration. La seconde est l’estimation des sites du groupe effectuée par King Sturge LLP (£208m).
Au total, les différentes évaluations produites par les créanciers seniors étaient largement inférieures à celle de la valeur de leur dette (même en retirant le facteur « alpha » utilisé par PwC).
Après avoir critiqué les approches retenues par Rothschild et la méthode des comparables, la partie adverse a présenté ses propres travaux d’évaluation. Effectués par le cabinet LEK ils reposent sur l’actualisation de cash-flows simulés à partir d’une méthode de Monte Carlo(*).
On rappelle que cette approche consiste à (i) déterminer le comportement possible d’un certain nombre de variables du plan d’affaires (en pratique on affecte à chacune la loi statistique jugée la plus pertinente), (ii) définir les corrélations pouvant exister entre certaines de ces variables et, (iii) procéder à de multiples simulations aléatoires du business plan sur la base des hypothèses précédemment définies. Cette approche se traduit par une distribution de résultats de laquelle on peut naturellement tirer une moyenne ou une médiane, mais dont la vertu première est de mieux cerner la dispersion possible de la valeur. Les résultats de cette étude montrent que
« in each scenario a significant majority of outcomes exceeds $320M ; On this basis, it appears highly likely that the value of IMO « breaks » in the Mezzanine tranches of IMO’s current debt structure ».
Après avoir estimé que la bonne approche devait être d’évaluer l’entreprise dans une logique de continuation (going concern) et non de liquidation, le juge Mann a considéré que les approches défendues par les créanciers seniors étaient beaucoup plus convaincantes que celle des mezzaneurs :
« All in all, therefore, I do not give the LEK valuation as much weight as I give the other exercices ».
Cette conclusion suivait quelques propos peu amènes à l’égard de la méthode de Monte Carlo qualifiée de « robotic exercice » qui a pu faire croire que les techniques d’évaluation avancées étaient disqualifiées dans ce type de procédure.
En réalité, en lisant attentivement le jugement, on garde espoir ! Manifestement, le juge a été très frustré par trois éléments qui ont gravement affecté la crédibilité professionnelle des travaux de LEK :
- L’absence d’hypothèses étayées et claires. Le juge décrit les difficultés qu’il a éprouvé dans le recueil des données utilisées pour les simulations. Il note également que malgré leurs demandes répétées, les créanciers seniors n’ont jamais obtenu de détails sur la vision des créanciers juniors en matière d’évaluation ;
- Le manque de jugement professionnel sur les résultats obtenus, ce qui donne à la conclusion un caractère mécanique d’autant plus contestable que les hypothèses sous-jacentes restent mystérieuses ;
- L’adaptation peu convaincante de la méthode à un modèle de développement qui n’est pas aussi incertain que ceux des secteurs dans lesquels elle s’applique habituellement (pharmacie, exploration pétrolière, etc…).
Sur tous ces points, il semble que LEK n’ait pas voulu ou pas pu déployer toute la pédagogie nécessaire pour que le juge comprenne les travaux qui ont été réalisés.
“The underlying assumptions are obviously needed if the worth of the report is to be tested. Anyone who really wished their valuation evidence to be understood would have realised that and provided the material”
Plus les techniques utilisées sont sophistiquées, plus l’évaluateur doit être pédagogue et transparent. Cela vaut pour les attestations d’équité. Cela vaut a fortiori dans le cadre de procédure judiciaire ou arbitrale où les juges ne sont pas forcément des experts financiers.
Du point de vue de l'évaluateur, l'aboutissement de cette affaire est d'autant plus regrettable que les méthodes retenues par PwC n'étaient probablement pas exemptes de critiques (il est étonnant qu'en utilisant trois méthodes de nature aussi différentes, Pwc ait obtenu des fourchettes de valeurs somme toute assez proches) et que la méthode de Monte Carlo retenue par LEK est probablement la meilleure sur le plan conceptuel et pratique.
Dans une note intitulée « IMO Carwash : valuation issues in restructuring : something for everyone ? », Freshfield tire la conclusion de cette décision:
“we should not lose sight of the fact that the Judge makes it clear that his judgment is "fact specific". Nevertheless it will be harder now for parties to argue that the relevant "universe" of valuations can be other than going concern. However, there are many different ways of modelling a going concern valuation. In this case, all the valuations provided were going concern, but the only one which showed an interest for the junior creditors was provided by them and had been hastily put together without sufficient details. That leaves plenty of scope for properly substantiated valuation models to be put forward which may open the door to a challenge, even where the conventional valuation models are showing no economic interest”.
Cette affaire démontre la nécessité pour les parties prenantes à une restructuration de ne pas négliger les problématiques d'évaluation, même si celles-ci sont complexes à appréhender. Je renvoie le lecteur à mes posts précédents sur ce sujet :
- Distress valuation : L’évaluation au cœur des restructurations financières
- Les banques face à la dette LBO
- L'entreprise en restructuration : des problématiques d'évaluation complexes
(*) Cette méthode a été présentée pour la première fois dans Risk Analysis in Capital Investment par David Hertz dans la Harvard Business review de janvier-février 1964.
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