Les administrateurs dans la ligne de mire des investisseurs

Comment l'investisseur s'assure-t-il que l'administrateur sélectionné par le conseil est efficace ? 

La désignation des administrateurs est la décision la plus importante prise par les actionnaires. En effet, l’avenir de l’entreprise (et donc de leur investissement) procède du conseil d’administration. C’est le cœur du réacteur : il détermine les orientations stratégiques de la société, et désigne puis contrôle les dirigeants qui les exécuteront. Dans la logique de la loi PACTE, il sera encore plus que par le passé l’instance d’arbitrage entre le court et le long terme, entre les intérêts des parties prenantes et celui des actionnaires, dans le respect de l’intérêt social de la société. 

Comme le souligne le code de gouvernance des sociétés cotées françaises, « la qualité d’un conseil d’administration s’apprécie dans l’équilibre de sa composition ainsi que dans la compétence et l’éthique de ses membres ». Un certain nombre de qualités individuelles (jugement, intégrité, implication…) sont énumérées dans le même document. 

Mais ces considérations ne sont pas suffisantes. La qualité d’un conseil découle avant tout de sa capacité à prendre des décisions collégiales sur les enjeux stratégiques vitaux de l’entreprise. L’intelligence collective du conseil dépend de l’alchimie qui aura été créée entre ses membres et de la façon dont ses travaux sont animés et coordonnés. Aussi, les caractéristiques individuelles doivent-elles être analysées autant collectivement qu’intrinsèquement. 

Or, l’actionnaire dispose de peu d’informations sur les candidats qui sont sélectionnés par le conseil en place, candidats qu’il n’a pas eu l’occasion de rencontrer préalablement. Certes, il dispose d’un curriculum vitae. Mais rien n’indique que l’impétrant possède les qualités nécessaires pour contribuer efficacement aux travaux du conseil, ni que l’alchimie qui résultera de son élection renforcera l’intelligence collective de ce même conseil. 

L’investisseur est obligé de faire confiance au processus de nomination qui a abouti à cette candidature. Mais il cherchera par la suite à se rassurer sur la pertinence de son choix et n’hésitera pas à manifester sa déception le cas échéant, notamment lors du renouvellement de l’administrateur.

L’approbation d’un nouvel administrateur est largement formelle

Lors de la première désignation d’un administrateur, les critères d’analyse utilisés par les actionnaires sont peu nombreux. Même si le code de gouvernance des entreprises cotées français consacre de longs développements aux principes directeurs de la composition du conseil, toutes les caractéristiques proposées ne sont pas facilement décelables ou vérifiables pour un observateur extérieur. Les investisseurs concentrent donc leur attention sur les deux critères les plus opérationnels et tangibles qui sont l’indépendance et la disponibilité. 

Le premier s’apprécie collectivement et individuellement. Les investisseurs veulent s’assurer que le conseil comporte un nombre suffisant d’administrateurs qui n’aient pas de liens pouvant compromettre leur liberté de jugement. La qualité des décisions du conseil repose en effet sur la capacité de ses membres à délibérer librement, à faire accepter par la direction générale une critique constructive et à favoriser l’émergence d’une décision collective. Cet impératif est également applicable au sein des comités même si ceux-ci n’ont pas de pouvoir de décision propre. 

Le code énumère plusieurs critères d’indépendance, mais c’est au conseil d’apprécier (et de justifier) la qualité retenue pour chaque administrateur. Il en résulte une proportion indépendants / non-indépendants considérée comme un élément déterminant de l’équilibre des pouvoirs au sein du conseil. Cette proportion est nécessairement différente selon la nature de l’actionnariat et elle sera appréciée par chaque investisseur en fonction de sa politique de vote. 

L’indépendance de quelques administrateurs clés fait l’objet d’une attention renforcée. L’analyse individuelle est alors menée en fonction de l’organisation du conseil et du rôle qu’il est prévu qu’il exerce dans certains comités. Les attentes des investisseurs ou des agences de  conseil de vote peuvent être plus ou moins rigoureuses. Lorsque les fonctions de directeur général et de président sont combinées, ou lorsque le président n’est pas indépendant, il est souhaitable qu’un administrateur référent (indépendant) soit désigné. Exercée par le président du comité de gouvernance s’il y en a un, la fonction consiste à s’assurer que le fonctionnement du conseil n’est pas perturbé par cette situation et que l’équilibre des pouvoirs est respecté. 

Le second critère utilisé est la disponibilité du futur administrateur. Si le nombre de mandats est limité par la loi, celle-ci ne tient pas compte de l’importance des responsabilités (ou de la taille des entreprises). On ne peut pas s’attendre à ce qu’un administrateur PDG d’un autre groupe puisse consacrer autant de temps à son mandat qu‘un simple administrateur. Les investisseurs pondèrent ainsi le nombre de mandats en fonction des autres responsabilités assumées dans d’autres entreprises cotées. L’”overboarding” est de plus en plus sanctionné sauf engagement précis de régler la situation dans les meilleurs délais. 

Les critères d’indépendance et de disponibilité permettent aux actionnaires de se prononcer sur une base objective. Les critères de diversité ne sont plus pertinents en France puisque la loi fixe des règles incontournables. Et les critères de compétence ou d’éthique seraient trop subjectifs à mettre en œuvre. 

Il est cependant possible qu’à l’avenir, les investisseurs contestent la candidature d’administrateurs dont la réputation aurait été sérieusement entachée (par exemple un administrateur membre du comité d’audit d’une entreprise ayant connu un scandale comptable) comme le laisse soupçonner une enquête réalisée par ISS qui montre que les investisseurs souhaitent avoir plus d’informations sur ce type de situation (84 % des investisseurs sondés déclarent que leur organisation "would like to consider any identified oversight shortfalls by the director on other boards where he or she serves"). 

La désignation d’un administrateur par les investisseurs relève donc plus d’un acte de foi ou de confiance à l’égard du processus de nomination mis en œuvre par le conseil et le comité compétent (comité des nominations ou de gouvernance) que d’une décision raisonnée. Or, la qualité d’une équipe dépend autant des compétences individuelles de ses membres que de leur capacité à travailler ensemble. Cette capacité requiert des compétences interpersonnelles spécifiques et une animation qui permette d’optimiser les débats et de limiter les biais cognitifs, surtout lorsque des décisions exceptionnelles doivent être prises. Autant d’éléments que les investisseurs ne peuvent analyser qu’en observant la façon dont travaille le conseil.  

La validité du choix originel est contrôlée par l’engagement actionnarial

C’est justement l’objectif du dialogue actionnarial que de mieux comprendre le fonctionnement du conseil et d’estimer a posteriori la qualité de sa composition dans sa dimension collective. Ce dialogue se déroule avant les assemblées générales entre les émetteurs et leurs plus grands actionnaires. Il porte sur des sujets liés essentiellement à la gouvernance. Il implique de plus en plus souvent un ou plusieurs administrateurs (le président non exécutif, l’administrateur référent, le président de comité) ce qui permet aux investisseurs de mieux appréhender la philosophie de gouvernance du conseil.

Pendant longtemps ce dialogue a été conduit dans une logique de conformité : il s’agissait pour les investisseurs de comprendre quelle était la structure de gouvernance des émetteurs. Mais, aujourd’hui, rares sont les entreprises qui ne respectent pas le code et ses bonnes pratiques. Le contenu du dialogue se déplace donc vers le fonctionnement du conseil et ses processus de décision.

C’est ainsi que la procédure de sélection et de nomination des membres du conseil et les dispositions prises pour la succession du dirigeant font l’objet d’une attention particulière.  Si l’intervention d’un chasseur de têtes permet de professionnaliser la démarche, elle ne dispense pas le conseil de procéder à une réflexion permanente sur sa capacité à appréhender les grands défis stratégiques de l’entreprise et à en tirer les conséquences sur sa composition future et le leadership de la société. Cela suppose bien sûr que les enjeux aient été clairement identifiés, que les compétences et les expériences des membres du conseil ait été analysées à leur lumière afin de déceler les insuffisances de sa composition, et qu’une stratégie de réponse ait été imaginée (formation, information renforcée, recours à une expertise extérieure, modalités d’animation des débats, recrutement de nouveaux profils…).

Dans cette perspective, la présentation des conclusions de l’évaluation annuelle du conseil aux investisseurs leur permet d’apprécier l’adéquation de sa composition aux enjeux et la maturité de sa réflexion sur la gouvernance. Les approches trop autocentrées qui s’apparentent à une enquête de satisfaction sont de moins en moins convaincantes.  Qu’elles soient réalisées par un tiers, par un administrateur indépendant ou par le secrétaire du conseil, elles doivent se concentrer sur les processus décisionnels clés et se déployer sur une dimension à la fois individuelle et collective. Elles doivent déboucher sur des mesures tangibles permettant d’améliorer la qualité des délibérations du conseil. 

L’adaptation et le « rafraichissement » constant de la composition du conseil devraient logiquement découler de cet exercice. Compte tenu de la durée des mandats et des potentielles difficultés émotionnelles liées à une décision de non-renouvellement, le comité de nomination doit développer une forte capacité d’anticipation et de conviction pour que la composition du conseil soit alignée sur les enjeux futurs de l’entreprise. Les investisseurs apprécieront un conseil capable de lier l’évolution des compétences individuelles et collectives de ses membres aux problématiques stratégiques qu’il pense devoir traiter dans l’avenir. 

C’est la raison pour laquelle le dialogue actionnarial porte aussi sur la matrice de compétences qui identifie les expertises techniques, sectorielles ou managériales de chaque administrateur. Certaines sociétés préfèrent cependant éviter de personnaliser leurs matrices et privilégient des résultats globaux exprimés en pourcentage d’administrateurs possédant telle ou telle compétence. A l’origine focalisées essentiellement sur les compétences techniques des administrateurs, ces matrices devraient évoluer dans une direction plus stratégique pour montrer la contribution individuelle des administrateurs aux décisions majeures du conseil (principaux enjeux stratégiques, allocation du capital, gestion des risques, gestion des conflits d’intérêts, etc…) . 

L’analyse du processus de nomination, les conclusions de l’évaluation, l’examen de la matrice de compétences et son évolution au cours du temps sont autant de moyens pour l’investisseur d’apprécier la maturité de la gouvernance de la société et de se rassurer (ou de s’inquiéter) quant à la capacité des administrateurs qu’ils ont nommé à prendre des décisions efficaces. 

Le dialogue actionnarial est d’autant plus éclairant qu’il se déroule avec la participation d’un administrateur. En discutant directement avec un acteur de la gouvernance, les investisseurs ont l’opportunité de mesurer encore plus finement la justesse de leur choix originel. Ils peuvent notamment apprécier les principes suivis par le conseil dans leurs délibérations ou leurs réflexions sur l’allocation du capital, la culture d’entreprise, la prise en compte du long terme ou les enjeux sociétaux et environnementaux. Ils peuvent aussi mieux mesurer le degré d’empathie actionnariale du conseil et son souci de préserver les intérêts des actionnaires minoritaires.

La contestation des administrateurs est l’expression privilégiée du mécontentement actionnarial

Le renouvellement d’un administrateur devrait être une simple formalité si les performances et les progrès de l’entreprise sont conformes aux attentes. Mais la confiance, la patience ou la bienveillance des actionnaires peuvent cependant s’émousser face à des résultats financiers ou extra-financiers décevants, des promesses d’amélioration non tenues ou trop lentes ou des dysfonctionnements de gouvernance persistants. 

Les investisseurs possèdent peu de moyens pour manifester leur défiance ou leur impatience, notamment lorsque leur stratégie est passive et que désinvestir n’est pas une option. Il ne reste qu’un vote négatif sur une ou plusieurs résolutions importantes. Voter contre le renouvellement d’un administrateur proposé par le conseil est un signal fort même si la probabilité qu’il ne soit pas réélu reste faible.  

Les politiques de vote des investisseurs et la rigueur (ou la souplesse) avec laquelle elles sont appliquées sont très diverses. Elles varient même en fonction des juridictions, des zones géographiques et des pratiques de place. Les raisons qui expliquent (ou incitent à) un vote négatif sont donc nombreuses. 

Les raisons peuvent être de nature individuelle. En guise d’exemples : le renouvellement d’un administrateur ayant eu un comportement éthique répréhensible ou dont la situation personnelle le place en conflit d’intérêt manifeste ; le renouvellement d’un PDG ou la désignation de l’ancien PDG comme président du conseil sans qu’un administrateur référent ait été nommé ; un administrateur président d’un comité dont on souhaite garantir l’indépendance et dont l’ancienneté ou la situation sont en contradiction avec cette qualité ; un administrateur dont le taux d’absentéisme non justifié est important ou dont le nombre de mandats crée une situation d’«overboarding ».

Elles sont aussi souvent liées à des considérations collectives. L’administrateur visé par un vote négatif devient alors le bouc émissaire d’une situation qui concerne l’ensemble du conseil. Il en est ainsi du renouvellement du président du comité d’audit en cas de malversations, fraude ou de scandales comptables ; de la réélection du président du conseil ou du président du comité de gouvernance dans les situations où des dysfonctionnement graves ont été observés dans la gouvernance de la société (conflits d’intérêts, lésion des actionnaires minoritaires, décisions privilégiant les actionnaires de contrôle, etc…) ; le renouvellement du président du comité chargé de la RSE lorsque la politique de l’entreprise relève clairement du « green washing » ; etc…

A côté des votes négatifs, on a pu observer une croissance du dépôt de résolutions par des  investisseurs professionnels, fonds activistes comme fonds classiques, demandant la révocation ou présentant la candidature d’un ou plusieurs administrateurs. Ce type d’initiative est le point d’orgue d’une campagne activiste qui a pu commencer plusieurs mois auparavant.  La démarche commence par des pressions confidentielles puis publiques sur le management de la société pour le contraindre à changer tel ou tel aspect de sa stratégie ou de son organisation. En l’absence d’accord ou de réponse positive, l’actionnaire activiste profite de l’assemblée pour déposer une résolution visant directement la composition du conseil.

Le succès du dépôt d’une résolution de cette nature dépend de la capacité de l’investisseur activiste à convaincre un nombre suffisant de fonds. De nombreux gérants professionnels prêtent aujourd’hui une oreille attentive à ce genre de démarche comme le montre le nombre de sièges d’administrateurs gagnés par les activistes (une large proportion à la suite d’un accord entre l’activiste et la société) : en 2017, 100 sièges dans 50 entreprises, en 2018, 161 sièges dans 68 entreprises et 81 sièges au cours du premier semestre 2019. 

Les investisseurs institutionnels soutiennent volontiers ces résolutions car elles sont souvent motivées par des raisons économiques ou financières convaincantes. Les activistes soutenus fréquemment  par les agences de conseil en vote parviennent à leur démontrer que la modification de la composition du conseil est la condition première du redressement d’une performance jugée insuffisante. Les investisseurs classiques dont la stratégie le plus souvent passive les pousse à une certaine réserve à l’égard des émetteurs, en profitent pour afficher leur mécontentement dans une logique de défoulement.

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La contestation des administrateurs pour des raisons individuelles mais surtout collectives devrait continuer à se développer. Elle constitue pour l’investisseur le moyen le plus efficace et le plus facile de manifester son mécontentement et de provoquer une prise de conscience au sein des conseils. Sa menace est perçue comme le moyen de donner à l’engagement actionnarial une vraie capacité d’influence sur les pratiques de gouvernance. C’est la raison pour laquelle la dernière enquête d’ISS montre que 52% des investisseurs sont favorables à une durée de mandat annuelle. 

La fréquence et l’impact de ces formes de contestation devraient se renforcer à cause du développement de l’engagement collectif soit institutionnalisé par le biais des plateformes existantes (comme celle du PRI), soit circonstanciel pour répondre à des situations particulières  (comme celle qui a vu plusieurs investisseurs proposer la nomination de deux administrateurs indépendants lors de l’AG d’Essilor en 2019).

Face à ces développements, les entreprises doivent réaliser que leur crédibilité sur le marché financier dépend avant tout de la cohérence entre, d’une part, la vision stratégique présentée par les dirigeants dans le cadre de la communication financière habituelle (l’equity story) et, d’autre part, la « governance story » dont les différents éléments (structure, composition du conseil, processus décisionnels, priorités, politiques et décisions) doivent être le plus alignés possible et s'exprimer idéalement dans un rapport intégré. 

Cet alignement ne peut être réalisé que si le conseil a véritablement réfléchi (lui aussi !) à sa propre raison d’être et à son fonctionnement et que les administrateurs sont choisis (et conservés) avant tout en fonction de cette philosophie et pour répondre à des besoins stratégiques précis.