Le Gouvernement d'entreprise en débats

Depuis 8 ans, j'ai le plaisir d'animer un séminaire à SciencesPo sur la Gouvernance Financière, autre façon de dire le "Gouvernement d'entreprise".

Ce cours est accompagné d'un blog dédié sur lequel les étudiants retrouvent les lectures à effectuer pour chaque séance et diverses informations comme la biographie des invités qui viennent régulièrement partager leur expériences de manière très concrète.

La dernière séance est l'occasion de faire une synthèse des thèmes les plus importants (la présentation est téléchargeable ICI). Le sujet se caractérise en effet par des concepts et des idées foisonnantes.

Quels sont les débats les plus structurants ?

  • Il ne faut pas l'oublier, le conseil d'administration doit veiller à la défense égalitaire des actionnaires en vertu des articles 1833 du Code Civil (« Toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l’intérêt commun des associés ») et 1832 du Code Civil (« La société est instituée (...) en vue de partager le bénéfice »).N'en déplaise à nos hommes politiques, la boussole actionnariale est l'outil essentiel d'une direction générale. Le critère de décision doit être la valeur actuelle nette car il est univoque et légitime. Les autres critères sont flous, contradictoires et dangereux pour la sécurité financière de l'entreprise.
  • Le risque actionnarial est plus fréquent qu'on ne croit. Le rôle d'une direction générale et d'un conseil d'administration est de s'assurer que l'entreprise est capable de dépasser les attentes des actionnaires. Un cours ne monte que si l'entreprise dépasse les attentes des investisseurs. La création de valeur ne se traduit pas forcément par une augmentation du prix de l'action.
  • Cette vision que l'on peut qualifier (je l'admets!) d'idéologique n'est pas contradictoire avec le fait que l'entreprise a une responsabilité sociale et doit préserver les intérêts de ses partenaires (les stakeholders) : il n'y a pas de valeur actionnariale durable sans collaborateurs fiers et heureux de travailler dans l'entreprise, des clients satisfaits et des fournisseurs rentables. De ce point de vue, adopter le concept d'"enlighted shareholdervalue" me semble être une impérieuse nécessité (voir mon post sur "comment prendre en compte le facteur humain dans la valeur de l'entreprise" : ICI et ICI).
  • La Gouvernance est l'ensemble des mécanismes, processus et comportements qui encadre la création et la répartition de la valeur. Expliquée et respectée, elle est le facteur essentiel de la confiance entre les marchés et une entreprise. Il ne faut pas oublier que les actionnaires n'ont pratiquement aucun moyen de se protéger contre les promesses non tenues. La démocratie actionnariale n'est pas meilleure que la démocratie politique (même si j'ai tendance à penser que les promesses sont mieux tenues dans la première que dans la seconde ...).
  • Il est difficile de dire si une "bonne" gouvernance crée de la valeur. Les études qui ont été faites sur le sujet sont très nombreuses, mais beaucoup ne sont pas concluantes. Lorsque l'entreprise crée de la valeur, elle peut se permettre de négliger la gouvernance car la confiance se crée par l'existence d'autres canaux. On voit d'ailleurs aujourd'hui des exemples caricaturaux avec Google ou Facebook. Mais il reste à démontrer que cette approche peut être durable. Personnellement j'en doute.
  • Le débat sur le court terme et le long terme est essentiel (voir l'enquête actuellement en cours en Grande Bretagne), mais souvent mal posé. Dans la pratique, on voit souvent des managers très court termistes et des investisseurs qui sont prêts à s'engager sur de longues périodes. Qu'il existe d'autres actionnaires plus volage n'est pas un problème. Il faut bien qu'il y ait de la liquidité sur un marché pour qu'il fonctionne correctement. Allons même plus loin : la diversité de l'actionnariat est absolument indispensable pour limiter la volatilité de l'action. Il est bon d'avoir des acheteurs et des vendeurs qui ont des positions différentes sur les perpectives des entreprises.
  • Le dialogue que l'entreprise noue avec ses investisseurs est bien sûr un élément essentiel de la confiance. Il doit s'agir d'un dialogue et non d'une communication unidirectionnelle. Avant de communiquer, il faut écouter pour comprendre quelles sont les préoccupations des investisseurs et leurs critères d'analyse. Il faut aussi comprendre que les investisseurs ne sont pas des incompétents, bien loin de là ! Comment peut on croire qu'une brochure rutilante aux propos dithyrambiques peut masquer les insuffisances d'une stratégie ou les faiblesses des résultats ? Personne n'est dupe ! Une illustration de cet aveuglement est donné par l'attitude de beaucoup d'entreprises en matière d'impairment. Refuser de "passer un impairment" que le marché a déjà intégré dans les cours est un déni de réalité qui dessert la réputation d'un management auprès de la communauté financière.
  • L'integrated reporting est une initiative qui pourrait transformer profondément non seulement l'information des actionnaires mais aussi et surtout celle des conseils d'administration. On rappelle qu'il s'agit d'une initiative destinée à révolutionner l'information financière et non financière des entreprises. On peut certes la réduire à une question de communication financière ou à une nième tentative de mettre en place une meilleure communication RSE. En réalité, l'ambition est plus grande et les exigences de formulation sont plus fortes (voir le discussion paper et les différentes réactions) :

Integrated Reporting brings together the material information about an organization’s strategy, governance, performance and prospects in a way that reflects the commercial, social and environmental context within which it operates. It provides a clear and concise representation of how an organization demonstrates stewardship and how it creates value, now and in the future. Integrated Reporting combines the most material elements of information currently reported in separate reporting strands (financial, management commentary, governance and remuneration, and sustainability) in a coherent whole, and importantly: • shows the connectivity between them; and • explains how they affect the ability of an organization to create and sustain value in the short, medium and long term.

La mise en place de cet integrated reporting va obliger les directions générales et les conseils (qui sont responsables de la pertinence de l'information donnée au marché) à se poser des questions très complexes : quels est notre business model ? en quoi nous permet-il de créer de la valeur ? quels sont ses risques? comment allons nous les prévenir ? Quels sont les mesures de performances non financières et financières à long terme retenues ? quels sont leurs liens (en quoi le non financier participe-t-il à la performance financière ? etc. Quelle magnifique opportunité pour les conseils de se pencher sur des questions éminemment stratégiques et de mieux cerner les enjeux de leur entreprise !

  • L'encadrement juridique de la gouvernance est le produit d'une interaction complexe entre la soft et la hard law. Malgré la ressemblance des codes de gouvernance ou la "common lawisation" de leur production, il est difficile de dire que les systèmes de gouvernance convergent. Les pratiques de gouvernance d'un pays dépendent largement de l'efficacité et du dynamisme de son marché financier, de la réglementation boursière locale et de la façon dont les intérêts des actionnaires minoritaires sont protégés et surtout des traditions juridiques et des valeurs du pays.
  • Le système du comply or explain (et la surveillance qui en est faite soit par le régulateur, soit par les associations professionnelles, soit par les proxy firms) a été très utile pour diffuser de nouvelles pratiques de gouvernance, mais on en voit bien les défauts : le respect formel des codes (le box ticking) est un magnifique alibi qui permet de poursuivre en toute impunité des comportements contestables. En outre, cette approche incite à une formule "one size fits all" totalement irréaliste : chaque entreprise doit choisir sa propre gouvernance en fonction de la géographie de son capital, de son histoire, de sa maturité, de ses enjeux stratégiques, du type de relation de confiance qu'elle souhaite nouer avec des partenaires, etc... La gouvernance doit évoluer en fonction de la situation de la société. Elle est un des attributs de l'execution stratégique qui est elle-même la condition de la création des avantages compétitifs de l'entreprise (donc de la création de valeur). Son caractère unique peut même en faire un avantage compétitif (le système de gouvernance du "groupe" familial Mulliez est à cet égard une excellente illustration de cette idée).
  • Il convient également de souligner que beaucoup de bonnes pratiques sont souvent de fausses bonnes idées lorsqu'on examine scientifiquement leurs effets sur la performance des entreprises qui les ont appliquées. Le livre de Larcker et Tayan (voir mon post "Corporate Governance matters " : un ouvrage essentiel pour comprendre la gouvernance d'entreprise) montre qu'un nombre important de bonnes pratiques n'ont qu’un lien très ténu (quand il n’est pas négatif) avec les performances opérationnelles ou actionnariales de l’entreprise.
  • La majorité des débats sur la gouvernance est concentrée sur le Conseil d'administration, coeur du dispositif. En fait beaucoup d'idées (la plupart ?) viennent de Lord Cadbury dans son rapport de décembre 1992 "the financial aspects of corporate governance". Depuis cette date, la Grande Bretagne est clairement en avance sur tous les autres pays : ses pratiques de gouvernance font l'objet d'adaptations régulières (voir par exemple les consultations en cours sur le site du FRC) et les autres pays suivent ces tendances avec de nombreuses années de décalage. Le plus grand défi du Conseil est de ne pas se laisser enfermer dans un rôle de contrôleur (plus préoccupé de l'existence de processus que du fond des choses) pour apporter une contribution positive dans l'élaboration de la stratégie, le choix des dirigeants et la définition du "risk appetite". Des études récentes montrent que le conseil censeur n'est pas forcément le plus créateur de valeur. Cette ambition pose la question de la composition du conseil (compétence, indépendance) des moyens matériels mis à la disposition des administrateurs pour réduire l'asymétrie d'information dont ils sont naturellement victimes, mais surtout de leur disponibilité. Il est illusoire de penser que de "busy boards" puissent être réellement efficaces (voir ma proposition pour améliorer cette situation).
  • Si le salut ne vient pas des conseils d'administration, peut-on espérer que les actionnaires prennent les choses en main ? il ne faut probablement rien attendre des actionnaires individuels. Ils n'ont pas les moyens (ni souvent les compétences) pour intervenir utilement. Ce n'est pas le cas des investisseurs professionnels ou quasi-professionnels : fonds d'investissement, hedge funds, investisseurs familiaux (les riches ...). Leur activisme sert la cause de la gouvernance en maintenant les dirigeants sur leurs gardes (même si la gouvernance de ces activistes est loin d'être irréprochable ...). Encore faut-il que les régulateurs et les juges participent activement à la protection des investisseurs lorsqu'ils sont lésés. De ce point de vue, la démocratie actionnariale française a probablement des progrès à faire.

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