L'évaluation, la vraie, doit être réhabilitée !

En redonnant à l'évaluation toute sa signification stratégique, en l'utilisant plus pour l'action que pour l'information, les entreprises seront plus performantes et elles seront moins vulnérables aux attaques des activiste.

(publié dans la Revue Banque en septembre 2008 avec Christian Walter) 

On assiste aujourd'hui à une crise de la valeur et de ses outils. Cette crise s'illustre de manière criante dans le débat sur l'évaluation des actifs illiquides, mais elle affecte toutes les classes d'actifs de manière plus ou moins forte :

  1. la crise de la valeur : c'est l'incertitude qui pèse sur la valeur fondamentale. Les déterminants réels de la valeur sont de plus en plus incertains tant dans leur montant, que leur probabilité d'occurrence ou leur durabilité. Cette incertitude affecte la valeur fondamentale, mais aussi la valeur boursière. On sait qu’il existe une psychologie des investisseurs et des comportements collectifs qui mettent en œuvre des schémas cognitifs précis et pathogènes devant la difficulté de cerner avec un minimum de précision une valeur fondamentale fuyante. En ce sens, la crise actuelle de la valeur est un facteur de renforcement des mécanismes mimétiques.
  2. la crise des outils de mesure de la valeur : force est de constater que la logique stratégique dans laquelle avaient été promus les outils modernes d'évaluation a disparu au profit d'une logique de "compliance" fortement influencée par les normes comptables et le monde de l'audit et des régulateurs. Dans les années 90, l'évaluation était considérée comme un outil de mesure et de gestion de la valeur. Aujourd'hui elle est utilisée comme un outil de conformité qu'il s'agit avant tout de standardiser pour satisfaire aux besoins du contrôle des comptes et de l'information financière. Non seulement, elle a perdu son âme, mais elle s'est fossilisée. En effet, en déplaçant l'attention des dirigeants et des directeurs financiers sur les enjeux comptables, elles ne les a pas incité à utiliser de nouvelles approches plus éclairantes pour leur stratégie (mais plus perturbantes pour les auditeurs).

Pourtant, les besoins d'une meilleure évaluation sont criants. Les entreprises ne peuvent pas se permettre de ne pas comprendre le comportement boursier de leur action. Une meilleure compréhension des attentes des investisseurs et une conviction forte sur la capacité de l'entreprise à les satisfaire à long terme est la clé pour éviter des décrochages brutaux et durables du cours qui remettraient en cause la stratégie même de l'entreprise.

En redonnant à l'évaluation toute sa signification stratégique, en l'utilisant plus pour l'action que pour l'information, les entreprises seront plus performantes et elles seront moins vulnérables aux attaques des activistes (voir mon billet sur la "desactivation des activistes").

Voici le texte intégral de cet article co-signé avec Christian Walter et paru dans la Revue Banque, Septembre 2008 n° 705

Les conséquences boursières de la crise actuelle placent la valeur au centre des préoccupations des directions générales. Comme les banques et bientôt les compagnies d’assurances, de nombreuses entreprises vont procéder à des dépréciations d’actifs massives dans le cadre de l’application des normes comptables. Le caractère procyclique des IFRS et la surenchère prudentielle à laquelle se livrent parfois les autorités de tutelle ou les commissaires aux comptes seront bien sûr dénoncés. Mais il faudra quand même répondre à la seule vraie question : comment créer de la valeur et redonner confiance aux investisseurs ?

Indépendamment de ses implications comptables, cette situation provoque un malaise croissant au sein des conseils d’administration, crée des possibilités d’intervention pour les investisseurs les plus audacieux ou les plus actifs, et déstabilise les directions générales.

L’évaluation connait une double crise qui touche à la fois le concept de valeur et les outils de sa mesure. Elle doit être impérativement rénovée pour que les directions générales et financières puissent l’utiliser comme un véritable outil stratégique.

Une crise de la valeur accentuée par une obsolescence des outils d’évaluation

Les raisons principales de la crise du concept de valeur renvoient toutes plus ou moins à la notion d’incertitude sur la valeur dite fondamentale(1) et à l’impact de cette incertitude sur les comportements de marché (imitation, rétroaction) qui en résultent(2). On sait en effet depuis Keynes qu’il existe une psychologie des investisseurs et des comportements collectifs qui mettent en œuvre des schémas cognitifs précis et pathogènes devant la difficulté de cerner avec un minimum de précision une valeur fondamentale fuyante. En ce sens, la crise actuelle de l’évaluation est un facteur de renforcement des mécanismes mimétiques.

Face à une réalité plus complexe que les outils classiques d’évaluation ne le laissent supposer, il devient indispensable de revoir ou compléter ces outils. Les techniques d’évaluation dites « modernes » ont été conçues dans les années 1930 par Irwin Fisher et John Burr Williams(3). La méthode de l’actualisation de flux de liquidités futurs s’est lentement diffusée dans les entreprises depuis une trentaine d’années pour devenir aujourd’hui universellement appliquée. Présentée comme un outil stratégique dans les années 1990(4), la nature de cette méthode s’est transformée depuis: alors que, pour ses promoteurs, elle présentait l’avantage de s’inspirer d’une conception économique de la valeur par opposition à une conception comptable, elle a été progressivement absorbée par les normes IFRS dans le cadre des évaluations en juste valeur.Cet aspect extrêmement important résulte de la modélisation des mouvements des cours de bourse actualisés (à un taux approprié) par des martingales(5). Sous l’influence des normes comptables et rendue possible par les progrès informatiques (tableurs, bases de données ...) la pratique de l’évaluation s’est ainsi mécanisée et très largement figée. Cette fixation sur des concepts des années 1930 validés par les mathématiques des marchés financiers des années 1980 et solidifiés dans des corps de normes réglementaires n’a pas permis aux entreprises de profiter pleinement des développements appropriés de la recherche sur le fonctionnement des marchés.

De nombreux outils ou grilles d’analyse permettent pourtant de mieux appréhender les problématiques de création de valeur, mais rares sont aujourd’hui les entreprises qui les connaissent ou les utilisent. Par exemple, le traitement du risque dans les évaluations n’a pas réellement progressé, malgré les contraintes réglementaires imposées aux entreprises en matière de contrôle interne (6) et en dépit de l’intérêt suscité par le concept de l’ERM (Enterprise Risk Management). Les simulations de scénarios restent également trop rares dans la pratique. De même, les entreprises utilisent trop souvent des modèles classiques comme le MEDAF ou le modèle de Black-Scholes sans prendre en compte le fait que leurs hypothèses de base sont fortement contredites par la réalité. Les apports des travaux de recherche en économie relatifs à l’hétérogénéité des comportements financiers ou aux interactions entre agents (en particulier le rôle des conventions) restent trop peu connus des professionnels alors qu’ils présentent des perspectives intellectuelles intéressantes pour mieux comprendre le comportement des marchés boursiers.

La crise de l’évaluation présente le risque de condamner celle-ci à l’artificialité. Il est donc indispensable de lui rendre la signification et l’utilité pour la gestion de l’entreprise qu’elle avait à l’origine. Mais pour cela, elle doit intégrer de nouveaux outils d’analyse capables de décoder plus efficacement les déterminants de la valeur.

La nécessité de redéfinir la fonction de l’évaluation et d’utiliser des outils adaptés

Redonner à l’évaluation sa vocation stratégique consiste à l’utiliser pour se forger une conviction sur la valeur de l’entreprise et comprendre le comportement du marché pour confronter sa propre conviction à celle des investisseurs. Une fois ces objectifs atteints, il sera possible d’adapter cette base de connaissance aux évaluations réalisées pour des besoins comptables. Cette réhabilitation stratégique de l’évaluation présuppose une modernisation des outils d’analyse de l’entreprise.

La capacité à se forger une opinion sur la valeur de l’entreprise repose sur une analyse réaliste, approfondie et sans complaisance de l’impact des différents scénarios financiers et stratégiques sur la valeur fondamentale. Menées à l’occasion du processus de planification stratégique, les analyses de sensibilité aux hypothèses clés d’exploitation (bien plus éclairantes que les traditionnelles sensibilités sur le taux d’actualisation et le taux de croissance à long terme), et l’estimation des risques qui pèsent sur l’activité avec leurs conséquences sur la valeur permettent d’identifier les vulnérabilités de l’entreprise.

Sur la base de ces travaux, le management peut à tout moment évaluer les conséquences potentielles d’une nouvelle situation et développer des variantes de stratégies opérationnelles et financières et élaborer des arguments pertinents pour convaincre les investisseurs ou le conseil d’administration que les choix effectués sont réellement créateurs de valeur. Les modèles de flux de liquidités disponibles (les plus adaptés à ces travaux d’évaluation) peuvent être complétés par des simulations de Monte Carlo ou par l’utilisation de modèles d’options réelles, qui sont très utiles pour mesurer la flexibilité stratégique de l’entreprise.

Sur la base de ce cadre conceptuel, les attentes des investisseurs peuvent être decryptées de plusieurs manières. La plus simple est celle qui consiste à réaliser une revue critique des études d’analystes financiers sell-side, et, idéalement, de mener des discussions approfondies avec les analystes buy-side ou les gérants de portefeuilles. Une analyse directe du marché est également nécessaire. Elle peut être réalisée par une étude de l’évolution du cours et par un processus de rétrocalibrage qui, sur la base du modèle mis en place pour déterminer la valeur fondamentale, permet d’identifier les différents scénarios compatibles avec la valeur de marché. Cette démarche sera d’autant plus féconde qu’elle aura été également conduite sur les principaux concurrents de la société examinée.

Dans le cas de divergences trop grandes entre le point de vue de l’entreprise et celui du marché, il s’agit de s’interroger sur l’efficacité de sa stratégie de création de valeur et sur la pertinence de sa communication financière.

De même, une vision renouvelée du risque de l’entreprise nous semble indispensable. La volatilité est très largement insuffisante pour quantifier adéquatement le risque réel car elle ne prend pas en considération deux phénomènes importants : la dissymétrie entre les hausses et les baisses du cours de bourse, et la régularité ou l’irrégularité de l’obtention de performances (gains ou pertes) donnés. Il est très différent que le cours de bourse augmente de 30% en trois mois régulièrement sur le trimestre ou bien en deux ou trois jours. Ces deux aspects (dissymétrie et régularité) dessinent la forme du risque, alors que la volatilité n’en fournit que la taille (amplitude).

L’étude de l’asymétrie et de l’aplatissement de la distribution des rentabilités historiques présente de multiples intérêts : enrichir les analyses évènementielles réalisées sur l’historique des cours, mettre en perspective les différents paramètres explicatifs de la volatilité (nature des actifs en place, qualité de la communication financière, existence de conventions d’évaluation dominantes, écologie des investisseurs, degré d’hétérogénéité des opinions ...), identifier le degré d’anormalité du comportement boursier et, par conséquent, mesurer l’ampleur des efforts à réaliser dans le cadre de l’analyse de la valeur de l’entreprise.

Ce type d’analyse peut également être utilisé pour étudier la dynamique financière des concurrents de l’entreprise et identifier les attentes des investisseurs à leur égard en suivant une démarche identique à celle menée pour sa propre entreprise. L’étude du comportement boursier d’un concurrent permet à l’entreprise de mieux positionner son offre financière sur le marché financier. Le caractère compétitif de ce marché impose de choisir un positionnement qui se distingue de celui de ses concurrents et qui séduise davantage les investisseurs du secteur. Ces nouveaux indicateurs deviennent alors des aides utiles dans la détermination des éventuelles vulnérabilités des entreprises concurrentes, comme par exemple leur incapacité à satisfaire à terme les attentes des actionnaires.

La valeur est théoriquement l’indicateur essentiel de la performance de l’entreprise. Elle est au centre de la communication financière de la plupart des entreprises cotées. Les systèmes de rémunération qui visent à aligner les intérêts des dirigeants sur ceux des actionnaires s’inspirent de cette philosophie. Les normes comptables elles-mêmes l’ont mise au centre de leur système. Encore faut-il que la valeur de marché et la valeur fondamentale soient correctement alignées. La réhabilitation de la vocation stratégique de l’évaluation est une condition nécessaire pour tirer pleinement profit d’une cotation.

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1 Voir Jean-Florent Rérolle, De l’incertitude de la valeur à la valeur de l’incertitude, Sociétal, septembre 1999, disponible en ligne sur internet : http://www.rerolle.eu/category/Publications

2 Voir Christian Walter et Eric Brian, Critique de la valeur fondamentale, Springer, 2007.

3 Irwin Fisher, The theory of interest, 1930. John Burr Williams, The theory of investment value, 1938.

4 Les trois ouvrages de référence ont une orientation résolument stratégique : Alfred Rappaport, Creating Shareholder Value, McKinsey, Valuation : measuring and managing the value of companies, et Bennett Stewart The quest for value.

5 Pour cette question fondamentale pour la compréhension de l’impact des normes IFRS mais très technique, voir Ch. Walter, « Les martingales sur les marchés financiers », Revue de synthèse, 2006, n°2, disponible en ligne sur internet : http://revue-de-synthese.eu/

6 Loi Sarbanes-Oxley aux Etats-Unis et loi de Sécurité Financière en France.

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