L'entreprise en restructuration : des problématiques d'évaluation complexes
Lorsque l'on examine les pratiques d'évaluation (en lisant les attestations d'équité par exemple), on est frappé par le conformisme, le classicisme des approches qui sont utilisées.
Les attestions d'équité ressemblent souvent à des rapports d'audit. Les formules et expressions utilisées sont souvent des copiés-collés de rapports précédents (quand ils ne sont pas purement et simplement des plagiats de rapports rédigés par d'autres experts !). Il est très rare de trouver un raisonnement financier original. Certes, toutes les situations ne se prêtent pas à des approches originales, mais la plupart des évaluations comportent une ou plusieurs problématiques spécifiques à l'entreprise que l'on aimerait voir traitées de manière un peu subtile !
Cette situation est déprimante quand on la remet dans une perspective historique. Les techniques modernes n'ont vraiment été diffusées en France que dans les années 90. Rappaport, Copeland, Stern et Stewart, les "pères fondateurs" des DCF (je mets des guillemets, car ils n'ont été en réalité que des agents marketing très efficaces pour promouvoir des approches qui datent des années 30) avaient une conception très stratégique et managériale de l'évaluation : il s'agissait d'identifier les éléments clés de la valeur afin de prendre des décisions augmentant la "shareholder value". L'analyse était plus importante que le résultat.
Avec le temps et les IFRS, les choses ont changé. La large diffusion des techniques modernes et leur standardisation dans le cadre des normes comptables ont permis à des apprentis "financiers" de s'improviser évaluateurs et, peu à peu, l'évaluation est devenue une mécanique au service de la compliance comptable. Cette évolution a stérilisé l'innovation en matière d'évaluation.
Mais nous sommes peut-être à l'aube d'un changement important. La crise actuelle a montré que face à des situations de marché exceptionnelles, les approches classiques ne peuvent plus être appliquées de manière simpliste. Et cette remise en cause ne manquera pas d'avoir des conséquences sur la légitimité des méthodes et des "spécialistes" lorsque nous serons revenus dans un environnement plus normal.
L'ineptie des approches fondées sur les multiples (sans parler de celles qui utilisent des transactions comparables !) est enfin démontrée (à défaut d'être encore totalement reconnue par les professionnels ...). La méthode des cash-flows est de plus en plus délicate à mettre en œuvre en raison de l'incertitude qui pèse sur les plans d'affaires, incertitude que peu d'experts savent traiter en raison de la complexité des techniques de simulation à utiliser.
Cette crise de l'évaluation et de ses techniques est particulièrement bien illustrée par les situations de restructuration. J'ai écrit avec Franck Bancel un article à paraître sur ce sujet dans la revue Echanges. Je le mettrai en ligne sur ce site lorsqu'il aura été publié. L'évaluation de l'entreprise sur-endettée est en effet un exercice très complexe qui ne peut pas être réalisé de manière classique :
- La valeur de l'entreprise en restructuration est très volatile. Le flux des liquidités disponibles est constamment perturbé par les coûts de faillites potentiels (directs et directs), les scénarios concevables de restructuration (et donc l'environnement juridique de celle-ci) et le risque d'insolvabilité qui pèse sur l'entreprise (risque qui dépend de ses engagements financiers à court terme et la fongibilité de ses actifs). Tous ces éléments qui participent à la dynamique complexe de la restructuration doivent être pris en compte dans l'évaluation.
- L'impact de la structure financière sur la valeur ne peut pas être modélisée de manière simple au travers du cout moyen pondéré du capital. L'incertitude qui pèse sur les économies fiscales futures et les changements importants de levier financier au cours du temps requièrent des approches spécifiques. La structure financière idéale post-restructuration doit être définie le plus rigoureusement possible (par exemple en fonction d'une "distance to default" acceptable par l'entreprise). Elle permet ensuite de mesurer les économies fiscales futures dont l'entreprise peut espérer bénéficier. L'évolution de la structure financière impose de déterminer de manière récursive un taux d'actualisation annuel. Cet exercice doit naturellement être mis à jour en fonction des résultats de la négociation.
- Une fois la valeur d'entreprise déterminée, il reste à la répartir entre les différentes couches de capital. L'utilisation d'une approche optionnelle est alors indispensable (On rappelle que selon cette théorie, les actionnaires possèdent une option d'achat sur la valeur de l'actif économique à l'échéance de la dette, et les créanciers détiennent l'actif sans risque après avoir vendu un put aux actionnaires). Mais attention aux modèles simples que l'on trouve dans les manuels de finances ! Le modèle de Black & Scholes qui utilise des hypothèses simplistes (comme une dette remboursable in-fine) ne marche pas ! Il faut utiliser des approches plus complexes qui prennent en compte le véritable échéancier annuel des engagements financiers de l'entreprise.
Une partie de ces problématiques vient d'être vulgarisée par Damodaran dans un papier intitulé "Valuing Distressed and Declining Companies". Dans cette étude, l'auteur distingue de deux axes d'analyse (la réversibilité du déclin de l'entreprise et l'importance de son endettement financier) à partir desquels il définit quatre situations :
- - l'entreprise en déclin irréversible (situation partagée par le reste du secteur) qui n'est pas en situation de stress financier : la valeur de la firme est alors égale au maximum de la valeur de la firme "going concern" et de la valeur de liquidation (organisée méthodiquement et sans précipitation)
- l'entreprise en déclin irréversible fortement endetté. L'approche consiste alors a partir de la valeur précédente, estimer la probabilité de faillite et la valeur de liquidation, puis calculer la valeur de l'entreprise ajustée par les coûts de faillite.
- l'entreprise en déclin réversible faiblement endettée : la valeur de la firme est égale à la valeur "as a going concern" (compte tenu de la stratégie actuelle du management) multipliée par la probabilité de maintenir le statu quo plus la valeur optimisée dans le cadre d'une autre politique multipliée par la probabilité que ce changement intervienne.
- L'entreprise en déclin réversible fortement endettée : Damodaran recommande de partir de la valeur précédente, d'estimer la probabilité de faillite et la valeur de liquidation et de recalculer une valeur intégrant ces coûts de faillite (sauf s'il est plus intéressant de liquider la société).
Par la suite, Damodaran développe plusieurs approches permettant de prendre en compte les spécificités de l'entreprise en difficulté. Il s'agit d'un papier utile qui pose de nombreuses bonnes questions, mais qui reste très sommaire sur les réponses pratiques que les évaluateurs doivent apporter lorsqu'ils sont confrontés à ce type de situation.
J'aurai l'occasion dans les mois qui viennent de revenir sur ces questions complexes.
A lire aussi
SUIVEZ MOI SUR TWITTER (JF_REROLLE)