Grandeurs et misères de l’EVA
Dans un article publié en deux parties (1 et 2) dans le blog de la DFCG, François Meunier présente de manière détaillée l’EVA (Economic Value Added) ou encore appelée par certains (comme McKinsey), profit économique.
Cette expression permet d’éviter d’utiliser un acronyme dont la marque a été déposée par le cabinet Stern Stewart & Co (fondé par Joel Stern en photo ci-dessus) bien que le concept ait été inventé par Alfred Marshall en 1890 avec le notion de profit résiduel définit comme « total net gains less the interest on invested capital at the current rate ».
Même si elle n’est pas neuve, cette idée qui consiste à définir le véritable profit comme le profit après déduction de l’ensemble des charges capitalistiques (coût des fonds propres et coût de la dette) a été révolutionnaire d’un point de vue managérial. Grâce à une formule simple : PE = AE * (ROCE-CMPC) (voir note1), on enseignait quelques principes essentiels aux managers :
- Vous devez vous considérer comme des gestionnaires d’actifs. Vous êtes responsables du capital investi (actifs immobilisés, goodwill, et besoin en fonds de roulement) dans l’activité dont vous avez la charge.
- Ce capital investi n’est pas gratuit même s’il est apporté généreusement par la maison mère. Il a été financé par des pourvoyeurs de fonds qui exigent une rentabilité minimale (le coût du capital).
- Ce coût du capital ne saurait être réduit au coût de la dette. Le vrai coût est le coût moyen pondéré représentatif de l’exigence des créanciers et surtout des actionnaires compte tenu du risque de votre actif (c’est-à-dire de la volatilité anticipée de sa rentabilité). Certes, des générations entières d’étudiants s’étaient vu prodiguer cet enseignement, mais force est de constater que cette vision n’était pas vraiment entrée dans les mœurs managériales à l’époque où l’EVA est lancée (Voir Note 2). La promotion du coût du capital a été une véritable bénédiction pour la gestion des entreprises: Stern Stewart a réussi là où tant d’autres avaient échoué.
- Les règles de gestion que vous devez suivre sont simples :
- Investissez dans des projets dont la rentabilité économique est supérieure au coût du capital (augmentez AE si ROCE > CMPC).
- Séparez vous des actifs dont le ROCE ne peut être supérieur au CMPC.
- Augmentez le ROCE de votre AE (en augmentant la marge économique et/ou la rotation de l’AE ).
- Diminuez le CMPC (en réduisant la volatilité du ROCE) : mais pour cet élément de l’équation, la tâche est nettement plus compliquée !
- N’oubliez pas que la croissance de votre résultat économique après impôt (NOPAT) peut être vertueuse ou vicieuse. Cette croissance est effet le produit du taux d’investissement (le pourcentage de NOPAT consacré à la croissance de l’AE) et le ROCE espéré de cet investissement. On voit bien qu’à partir du moment où ces deux paramètres sont supérieurs à 0, il en résulte une croissance du NOPAT. Mais si le ROCE est inférieur au CMPC, la croissance se traduit par un profit économique négatif, donc par une destruction de valeur.
- Abandonnez toutes les mesures comptables de la performance (Résultat net, BPA, Dividende, Marge brute d’autofinancement …) pour retenir une mesure unique parfaitement corrélée avec la valeur actionnariale : le Profit Economique. En effet, la valeur actualisée au coût du capital de tous les Profits Economiques futurs est égale à la MVA (Market Value Added) qui, ajoutée à la valeur comptable (éventuellement retraitée) de l’AE permet d’obtenir la valeur de marché des actifs (Capitalisation boursière + valeur de la dette nette).
- Dernier conseil, cette fois-ci donné aux actionnaires et à leurs mandataires (le conseil d’administration) : alignez la rémunération des managers à tous les niveaux de l’organisation sur le Profit économique des actifs qu’ils gèrent.
Dans des entreprises dont le modèle mental était encore très largement rivé sur les performances comptables et l’évacuation de tout sentiment de responsabilité à l’égard de l’actionnaire, cette approche était une véritable révolution. Elle a permis la diffusion de nouveaux indicateurs beaucoup plus économiques comme l’EBIT, l’EBITDA ou le ROCE. Un certain nombre d’entreprises (que Stern Stewart estime à plus de 350) ont été jusqu’au bout de la logique en adoptant le Profit économique comme une mesure de gestion et de rémunération interne et en l’utilisant comme moyen de communication auprès du marché financier.
Mais, malgré toutes ses vertus, le Profit économique présente quelques inconvénients sérieux. Sur la base des différents travaux académiques qui ont été consacrés à cette mesure, Praskash Deo et Tarun Mukherjee ont relevé dans un papier apparemment non publié (« EVA revisited ») les principales critiques qui ont été formulées à l’encontre de l’EVA.
Parmi les critiques les plus courantes, on trouve notamment :
- l’incitation des managers à se focaliser sur le court terme ;
- le caractère réducteur d’une mesure qui ambitionne de remplacer toutes les autres et, en particulier, celles relatives aux performances non financières ;
- la faiblesse de la corrélation entre l’EVA et le cours de bourse ;
- la complexité des ajustements nécessaires pour calculer l’actif économique et le NOPAT ;
- la redondance avec d’autres méthodes comme l’actualisation des flux de liquidités disponibles ;
- l’inadaptation de la méthode à certaines entreprises en particulier celles connaissant une forte croissance.
D’un point de vue pratique, il me semble que le problème essentiel réside dans le coût de son implantation. La mise en place du Profit économique requiert la mise en place d’un système d’information dont la complexité peut sembler hors de proportion avec l’avantage que l’on peut en retirer. En effet, au-delà de la formule simple que l’on a rappelé plus haut, de nombreux retraitements de l’AE et du profit économique sont requis, tout spécialement pour les entreprises ayant des actifs intangibles importants. Par ailleurs, l’entreprise doit effectuer un effort de sensibilisation souvent très important pour que la philosophie de l’approche soit correctement diffusée à tous les échelons de l’organisation.
Plus grave, cette approche simplificatrice a conduit les managers à croire qu’il suffisait d’avoir un ROCE supérieur au coût du capital pour augmenter le cours de bourse. Malheureusement, les choses ne sont pas aussi simples. Ce n’est pas parce que l’entreprise a une EVA positive ou qu’elle diminue une EVA négative que le prix de l’action va augmenter.
Le cours de l’action exprime avant tout la rentabilité future espérée de l’actif économique (ajustée par le coût du capital), et sa croissance reflète une amélioration de cette espérance. Dans ces conditions, valeur et cours peuvent diverger ou converger.
Il existe quatre configurations possibles (voir le schéma ci-dessous) :
- l’entreprise crée de la valeur et le cours de bourse augmente : cela signifie que le ROCE est supérieur au coût du capital, mais aussi qu’il est supérieur à l’espérance de ROCE qui était contenu dans le cours de bourse ;
- l’entreprise crée de la valeur et le cours de bourse diminue : c’est la situation dans laquelle bien que le ROCE soit supérieur au CMPC, il est inférieur aux attentes des investisseurs ;
- l’entreprise détruit de la valeur et le cours de bourse chute. La logique est ici respectée : l’entreprise dégage un ROCE inférieur à la fois au CMPC et au ROCE espéré par les investisseurs ;
- l’entreprise détruit de la valeur et le cours de bourse augmente : cela signifie que bien que le ROCE soit inférieur au CMPC, il est supérieur aux attentes des investisseurs.
Il est donc bien sûr important de maximiser le profit économique, mais ce n’est pas suffisant pour faire augmenter le cours de bourse. L’EVA a conduit les entreprises à se focaliser sur le coût du capital et le ROCE, mais il manque un troisième pied au tabouret : celui de l’espérance de ROCE contenu implicitement dans les cours. Sans cette information, l’entreprise est incapable d’imaginer quel sera l’impact de ses performances sur son cours et surtout de donner des objectifs de ROCE à ses managers. Le vrai « hurdle rate » n’est pas la rentabilité exigée (le coût du capital), mais la rentabilité attendue par les investisseurs.
Note 1 : PE : Profit économique ; AE : Actif économique ; ROCE : rentabilité de l’AE ; CMPC : coût moyen pondéré du capital. Cette formule peut aussi s’exprimer de la manière suivante : PE = NOPAT – (AE x CMPC) ou le NOPAT est égal à EBIT (1- Taux d’IS)
Note 2 : Les entreprises étaient à l’époque fascinées par l’EPS (Earning per Share ou BPA, Bénéfice par Action) et la méthode des P/E était reine. Les DCF (et la valeur actionnariale) commençaient à peine à prendre pied dans l’entreprise avec le livre d’Al Rappaport, « Creating shareholder value. The new standard for business performance » dont la première édition date de 1986.
Ce post a été également publié dans le Blog de la DFCG
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