L'intelligence de la valeur

L’évaluation s'est fourvoyée. Les règles comptables ont incité les évaluateurs à adopter une approche mécanique qui est déconnectée des réalités financières. Il est nécessaire qu'elle retrouve son fondement originel : être un outil au service de la réflexion stratégique.

(Extrait de l'ouvrage "L'essentiel de l'actualité pour décider en 2017: Décryptages à l'usage des dirigeants finance-gestion") 

La Valeur est au cœur de l’action stratégique et opérationnelle des dirigeants financiers. Elle est un critère[1] essentiel dans son rôle de gestionnaire, de risk manager comme dans celui d’interlocuteur privilégié de la communauté financière. Son fondement intellectuel repose sur l’adéquation du couple risque / rentabilité. La règle de la Valeur Actuelle Nette (VAN) est l’alpha et l’omégade tout raisonnement financier. Sous l’influence anglo-saxonne, et en dépit des scandales comptables ou boursiers et des critiques des partisans d’une valeur plus partenariale[2], la valeur actionnariale est progressivement devenue l’objectif ultime des entreprises.

Le concept de « Shareholder value » s’est développé en réaction aux insuffisances comptables et dans une perspective de gestion stratégique des entreprises. Les ouvrages emblématiques qui ont été publiés à la fin des années 80[3] dénoncent l’incapacité des mesures comptables traditionnelles à mesurer la valeur des entreprises. Ils proposent des approches économiques fondées sur les flux de liquidités (DCF[4] ou EVA[5]). La valeur des actifs de l’entreprise dépend de la rentabilité des actifs en place (la valeur pré-stratégique) et de sa capacité à investir dans des projets dont la VAN est positive (la valeur des opportunités de croissance[6]).

Le mantra « Cash is King » repose sur la recherche académiques qui montre que les cours de bourse dépendent avant tout des anticipations de cash flow. Les investisseurs ne se laissent pas abuser par les changements de politiques comptables qui augmentent artificiellement le résultat net. Dès lors, les entreprises sont invitées à la génération de flux de liquidités dans leurs décisions stratégiques. McKinsey propose une méthodologie (le « polygone de la valeur ») permettant de passer de la valeur actuelle à une valeur potentielle à l’issue de plusieurs étapes de restructuration et de développement.

Quelques années plus tard, les régulateurs comptables vont introduire la juste valeur[7] dans les US Gaap et dans les IFRS. Les techniques recommandées pour la calculer sont celles utilisées par les financiers. Que l’approche soit comptable ou plus financière, le point de vue de l’investisseur est dès lors au centre de l’analyse.

Pour les IFRS, “ An entity shall measure the fair value of an asset using the assumptions that market participants would use when pricing the asset, assuming that market participants act in their economic best interest”. Pour les professionnels de l’évaluation, “Market Value is the estimated amount for which an asset or liability should exchange at valuation date between a willing buyer and a willing seller in an arm’s length transaction after a proper marketing  and where the parties had each acted knowledgeably, prudently and without compulsion”[8].

Dans les deux cas, on cherche à sonder les reins et les cœurs des investisseurs. Les cours évoluent en fonction de leurs attentes[9]. La valeur crée n’existe véritablement que si elle est reconnue par le marché. L’entreprise doit donc s’attacher à créer de la valeur du point de vue des investisseurs, puis à les convaincre que la promesse a été ou va être tenue. Cela demande une empathie actionnariale et une bonne compréhension des modèles mentaux des investisseurs et de leurs logiques d’investissement.

Cette proximité intellectuelle entre les approches comptable et financière aurait dû conduire à un rapprochement des pratiques. On aurait pu s’attendre à ce que les raisonnements et techniques d’évaluation utilisées par les entreprises soient aussi sophistiqués que celles mises en œuvre par les investisseurs.

Force est de constater que cela ne s’est pas produit : la pratique des entreprises demeure souvent rudimentaire et mécanique.

On pourrait multiplier les exemples pour illustrer ce retard[10] : les multiples boursiers sont encore très largement pratiqués alors qu’ils ne permettent pas de mettre en évidence les éléments clés de la valeur ; beaucoup d’entreprises utilisent encore un coût du capital unique quel que soit le niveau de risque du projet d’investissement étudié ; le BPA[11] est toujours un critère de décision d’acquisition ou de rémunération alors qu’il n’est pas corrélé avec la valeur[12] ; les allocations de prix d’acquisition ou les tests de dépréciation (impairment tests) restent des exercices à vocation comptable pour les auditeurs au lieu d’être utilisés comme des opportunités de réflexion sur la stratégie de création de valeur de l’entreprise…

Ces pratiques ne sont pas à la hauteur des enjeux des entreprises. Une pratique plus sophistiquée de l’évaluation permettrait de développer une véritable intelligence de la valeur. Le bénéfice serait double  :

  • prendre de meilleures décisions stratégiques, et,

  • nourrir un dialogue fructueux avec les investisseurs.

La création de valeur repose sur la compréhension fine de ses mécanismes afin de bien identifier les leviers qui doivent ou peuvent être actionnés. Pendant longtemps, la mécanique de la valeur est restée assez simple : elle reposait sur la capacité de l’entreprise à maintenir le différentiel positif le plus important possible entre la rentabilité de ses capitaux investis et son coût du capital. Cette définition financière trouvait son équivalent stratégique dans l’avantage concurrentiel. C’est le « moat[13] » (la douve) cher à Warren Buffet et systématiquement recherché par l’investisseur fondamental. Plus l’avantage concurrentiel est fort et durable, plus l’entreprise est en mesure de créer de la valeur.

Ce principe essentiel demeure vrai, mais les avantages concurrentiels sont de plus en plus volatils[14]. Les positions stratégiques acquises sont menacées par de nombreux facteurs :

  • la révolution numérique[15] et technologique[16] qui permet à de nouveaux business models d’émerger très rapidement et de menacer la rentabilité des acteurs historiques en imposant des baisses de prix substantielles ou en rendant caduques des offres historiques[17] ;

  • la montée en puissance des actifs intangibles et la part croissante de l’immatériel dans les offres de produits qui permettent de créer un morcellement des offres et une différenciation au profit d’acteurs plus flexibles[18] ;

  • la globalisation et l’intégration des économies qui élargissent le spectre de la concurrence et rendent la valeur plus sensible à la montée et à la multiplication des risques[19] sociaux, sociétaux[20], politiques[21] et géopolitiques.

La plupart des secteurs subissent ou vont subir des disruptions profondes. Les déplacements brutaux de valeur entre les entreprises et entre les secteurs s’amplifient. Les directions générales doivent être capables d’anticiper stratégiquement et financièrement ces mutations et les migrations de valeur qui en résultent pour mieux y répondre. Les outils ou les indicateurs trop rudimentaires sont inappropriés pour intégrer la complexité de ce nouvel environnement.  

Les approches classiques d’évaluation demeurent valides pour autant que les diligences qu’elles requièrent soient menées sérieusement. Les approches fondées sur les cash flow peuvent apparaître comme irréalistes dans des environnements mouvants. Ce sont cependant les seules qui permettent de penser la création de valeur, de simuler les ruptures, d’identifier les paramètres d’exploitation et de comprendre leur influence potentielle sur la valeur de l’entreprise. Le chiffre final a moins d’importance que la démarche intellectuelle qui permet de se poser les bonnes questions.

Dans l’application de la méthode des cash flows actualisés il convient donc de porter une attention particulière aux hypothèses stratégiques et concurrentielles qui sous-tendent les projections et se garder de répliquer mécaniquement des taux de croissance ou de rentabilité. Une approche par segments stratégiques pertinents remplacera utilement les analyses consolidées. Un modèle financier flexible permet de procéder à des simulations qui permettent d’imaginer les scénarios de rupture et les répliques potentielles. Les approches d’évaluation par les options réelles[22] reviennent à la mode car elles peuvent aider à mieux comprendre la valeur de la flexibilité stratégique.

La part de la valeur terminale dans la valeur globale est trop importante pour ne pas faire l’objet d’une analyse spécifique[23] basée sur la position stratégique que l’entreprise peut espérer maintenir compte tenu de la configuration concurrentielle actuelle et probable. En l’absence d’indications stratégiques convaincantes, la prudence devrait conduire à s’inspirer d’une logique de cycle de vie du produit[24] qui postule que, à terme, la rentabilité d’un actif ne puisse pas être significativement supérieure au coût du capital. Ce dernier doit lui aussi faire l’objet d’une réflexion afin d’être mieux adapté à la situation de risque de l’entreprise ou du segment évalué. Un coût du capital unique sur l’ensemble de la projection de cash-flows est de moins en moins justifiable car la sensibililité de la rentabilité d’une activité à l’égard de son environnement se modifie dans le temps.

Ces analyses ne permettent pas de « fiabiliser » un plan. Au bout du compte, la direction doit choisir un scénario qui sera forcément différent de ce qui se passera dans la réalité. Mais le processus en lui-même permet de bâtir progressivement une intelligence de la valeur qui est le socle sur lequel la stratégie doit se définir. Une évaluation d’entreprise comporte nécessairement des chiffres et une histoire[25]. Sans la seconde, les premiers restent spécieux, et sans les premiers, la seconde est superficielle. Et pour avoir toute la richesse souhaitée, cette démarche doit être menée conjointement par le Directeur financier et le Directeur de la stratégie avec une implcation du Directeur général.

Mais la conception d’une stratégie de création de valeur n’est pas suffisante. Encore faut-il prendre les dispositions opérationnelles nécessaires à son application car il faudra délivrer cette promesse. Il s’agit de s’assurer que la perspective actionnariale (au même titre que celle des autres parties prenantes de l’entreprise) est bien prise en compte dans les principaux processus clés de l’entreprise afin de donner à la gestion une rigueur financière articulée sur la Valeur :

  • le plan stratégique doit être décliné jusqu’aux cash-flows et comporter des éléments d’évaluation de chaque segment stratégique. Une réconciliation doit être effectuée entre la valeur intrinsèque de l’entreprise et sa valeur boursière ;

  • le plan doit déboucher sur une stratégie d’allocation du capital[26] explicite, élément clé pour les investisseurs[27] ;

  • la politique d’investissement doit s’appuyer sur une analyse de risque spécifique pour chaque projet afin d’utiliser des taux d’actualisation pertinents ;

  • chaque indicateur de performance, même non financier, doit être clairement relié à la stratégie et à la création de valeur. Cc lien est examiné attentivement par les actionnaires[28] lorsqu’ils sont appelés à se prononcer sur la rémunération des dirigeants ;

  • les systèmes de rémunération doivent permettre un alignement des intérêts à long terme des dirigeants sur la croissance de la valeur pour les actionnaires[29]. La réglementation européenne prévoit que les entreprises devront soumettre au vote des actionnaires leur politique de rémunération en expliquant en quoi celle-ci contribue à la stratégie et aux intérêts à long terme de la société ;

  • la gestion des risques doit comporter un volet stratégique et intégrer une dimension valeur ;

  • La stratégie financière (structure financière cible, politique de dividendes, politique d’endettement) doit être cohérente avec les perspectives stratégiques afin d’éviter les messages anxiogènes ou confus à l’égard des investisseurs[30].  

Accroître l’intelligence de la valeur au sein de l’entreprise est d’autant plus nécessaire que les entreprises cotées doivent parallèlement conduire une « stratégie investisseur ». Cette dernière est trop souvent le chaînon manquant de la stratégie d’entreprise.

L’entreprise cotée doit en effet éviter deux risques:

  • celui de la sous-évaluation qui limite sa flexibilité financière et stratégique, la conduit au sous-investissement, frustre ses collaborateurs lorsqu’ils sont aussi actionnaires, détourne l’attention des dirigeants obligés de se justifier devant la communauté financière, et, au bout du compte, attise l’activisme actionnarial ou l’appétit des concurrents ;

  • celui de la surévaluation qui induit des comportements risqués en alimentant le sur-optimisme des dirigeants, en les encourageant à sur-investir dans une logique de fuite en avant. La crainte d’assister à un retournement peut conduire certains managers à faire des communications biaisées ou à adopter des techniques de comptabilité créative. Ces situations peuvent inciter des short sellers à s’intéresser à l’action et conduire à des décrochages brutaux qui ne s’effacent qu’après plusieurs mois de travail intensif pour regagner la confiance des investisseurs. 

Pour éviter ces deux écueils, l’entreprise cotée n’a d’autre choix que d’essayer d’aligner autant que possible sa valeur intrinsèque (qui découle de la stratégie définie par le management) et son cours de bourse (qui est la valeur reconnue par le marché). D’où l’importance pour un dirigeant d’avoir une conviction forte sur la valeur que l’entreprise peut créer et comprendre les attentes des investisseurs qui sont intégrées dans le cours[31]. Sur cette base, il lui appartient de vendre une histoire dont les promesses ont été suffisamment bien calibrées pour être tenues et s’assurer qu’elles sont comprises par le marché.

La « stratégie investisseurs » consiste à trouver une base actionnariale qui achète l’histoire et attend patiemment qu’elle se réalise.

Si les dirigeants sont sensibles à cet objectif de bon sens, ils sont parfois dubitatifs sur son application pratique. N’est-il pas vain d’espérer fidéliser des actionnaires réputés volages ou fantasques? Comment aligner valeur intrinsèque et cours lorsque le premier se construit sur le long terme et que le second semble sujet aux sautes d’humeur d’investisseurs focalisés sur les performances à court terme ?

En réalité, le monde des investisseurs est loin d’être homogène et une analyse plus fine de ses composantes et de leur impact respectif sur les cours est de nature à rassurer les dirigeants. On doit distinguer trois catégories de gérants de fonds (les véritables décisionnaires)  en fonction de la façon dont ils prennent leurs décisions[32] :

  • les fonds «mécaniques » ont des stratégies fondées sur des paramètres techniques qui ne prennent pas en compte la situation particulière de l’entreprise : ce sont les fonds benchmarkés (indiciels ou quasi-indiciels), les fonds quantitatifs ou algorithmiques ;

  • les fonds « opportunistes » qui prennent des positions spécifiques sur les entreprises, mais sur la base d’anticipations de l’impact du flux d’information sur l’évolution potentielle de leur cours. A la recherche de gains rapides, ils se positionnent avant tout à court terme ;

  • les investisseurs fondamentaux sont des gérants actifs qui investissent dans un nombre limité de valeurs. Leur décision est prise après une diligence approfondie qui leur permet de penser que le potentiel d’appréciation du cours est très important à moyen terme, que le marché n’a pas encore bien apprécié le cas d’investissement. Ce sont eux qui ont la meilleure vision de la valeur à long terme de l’entreprise et celle qui est potentiellement partagée avec le management.

Les deux premiers groupes constituent chacun entre 35 et 45% de l’ensemble des actifs sous gestion. Le troisième est clairement minoritaire. Cependant son poids est déterminant : un investisseur fondamental investit entre 7 et 30 fois plus par jour que les investisseurs opportunistes lorsqu’ils décident de se positionner sur une valeur, et cela pendant plusieurs jours afin de constituer leur position. Ce sont les investisseurs fondamentaux qui décalent les cours à la hausse ou à la baisse.

Une étude récente[33] montre que leur présence est bénéfique pour les entreprises : elle leur permet d’avoir un cours qui reflète davantage leurs performance intrinsèques, qui est moins volatil en cas de surprise du marché et plus résilient dans les périodes de crise boursière. La rentabilité du titre des entreprises dans lesquelles ces investisseurs sont les plus nombreux est enfin supérieure à celle qu’elle devrait théoriquement atteindre compte tenu de leur niveau de risque.

Ces investisseurs sont avant tout sensibles à la stratégie de l’entreprise, aux risques qui pèsent sur le modèle de développement, à la qualité de l’exécution stratégique[34]. Comment pourrait-il en être autrement lorsqu’ils prennent des décisions qui les engagent pour plus de deux ou trois ans. Une éternité pour un financier. Un horizon dont la durée introduit autant d’incertitudes pour le stratège d’entreprise. Les options stratégiques risquent d’être mises à mal dans cette période et la résilience, la flexibilité du modèle de développement, le sang-froid, la vision, l’humilité et l’audace des dirigeants deviennent essentiels dans l’équation de la valeur.

Ces investisseurs fondamentaux sont donc totalement compatibles avec les dirigeants d’entreprise. Ils en sont les meilleurs alliés. Convaincus par le cas d’investissement, ils soutiennent le management y compris lorsque la société fait l’objet d’attaques d’investisseurs activistes.

Mais pour les attirer et les fidéliser, l’entreprise doit engager un dialogue sur la valeur. D’où l’importance pour le management de bâtir une véritable conviction sur la façon dont il compte maximiser la valeur des actifs qui lui ont été confiés. Il doit aussi s’efforcer de l’exprimer dans une logique d’actionnaire et non de la manière dont il a l’habitude de l’exprimer dans sa communication interne.

Quelles sont les attentes des investisseurs en matière d’information ? L’International Corporate Governance Network (ICGN) qui regroupe les plus grands fonds d’investissement dans le monde (18000 milliards de dollars sous gestion) est très clair : « A balanced and understandable assessment of the company’s position and prospects should be presented in the annual report and accounts in order for investors to be able to assess the company’s performance, business model, strategy and long-term prospects »[35].

De fait, les investisseurs utilisent de moins en moins l’information financière réglementée : la capitalisation boursière de entreprises prises globalement est très supérieure à leur situation nette comptable (plus de 40% pour le CAC40) ; le coefficient de corrélation entre la valeur de marché et les résultats publiés d’une part et la valeur comptable d’autre part est passée de 90% en 1950 à 50% en 2013[36] ; les rapports financiers ne contribuent qu’à hauteur de 5% des informations nouvelles utilisées par les investisseurs[37]. Cet affaiblissement ancien et constant de la pertinence de l’information financière est très bien documenté par la recherche académique[38].

Les investisseurs façonnent leurs anticipations sur la base des nombreuses sources non-financières internes ou externes à l’entreprise. De ce point de vue, les informations dites ESG (Environnement, Social et Gouvernance) ne sont pas l’apanage les investisseurs ISR (Investissement Socialement Responsable). Si ces derniers demeurent très minoritaires[39], l’utilisation de ces données dans l’analyse financière classique s’étend rapidement. Mais, comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir,  les investisseurs ont toujours intégré dans leurs appréciations des éléments ESG (en particulier le social et la gouvernance) préoccupés qu’ils sont par la capacité de l’entreprise à exécuter sa stratégie. Si ce n’était pas le cas, comment expliquer que les entreprises qui ont les meilleurs scores ESG sont aussi celles qui ont les multiples les plus importants, le coût du capital le plus faible et le spread CDS le plus bas [40]

Mais les entreprises sont encore loin de satisfaire ces besoins. Une étude récente[41] sur les rapports annuels de 270 sociétés dans le monde montre que la marge de progression est très forte :

  • Le contenu des rapports annuels reste essentiellement historique et financier.

  • Des aspects importants du business model ne sont pas traités. En particulier, deux composantes essentielles de l’actif immatériel des entreprises à savoir : la marque et le capital humain. Au-delà des éléments manquants, rares sont les rapports qui parviennent à donner une vision intégrée, logique, holistique du business model et de sa contribution à la création de valeur.

  • La nature des indicateurs reste très historique et financière. Seule une minorité d’entreprises (11%) communiquent sur 5 ou 6 indicateurs opérationnels. Plus  l’actif est intangible, moins on donne d’indicateurs. Plus de 50% des entreprises ne donne aucun élément chiffré sur la recherche et développement, la marque ou le capital humain.

  • Les indicateurs opérationnels qui sont fournis sont rarement éclairants pour l’avenir. Ce sont surtout des « lagging indicators » alors que les investisseurs privilégient les « leading indicators » qui permettent de les rassurer sur les progrès de la stratégie promise.

Les initiatives actuelles visant à développer une approche plus intégrée de l’information sont donc considérées avec bienveillance par les investisseurs. Un rapport intégré[42] défini comme le « processus qui donne lieu une communication sur la création de valeur au fil du temps, notamment par la production d’un rapport intégré » apparaît de plus en plus nécessaire. Concis, pertinent, prospectif, il porterait sur les conditions dans lesquelles la stratégie, la gouvernance, la performance et les perspectives de l’organisation lui permettront de « créer de la valeur à court, moyen et long terme ».

La mise en place d’un reporting intégré nécessite préalablement de définir une stratégie de création de valeur. La première vertu du reporting intégré serait donc de forcer l’entreprise à faire son examen de conscience actionnariale, à définir une vision claire, puis à l’exprimer de manière pédagogique, peut-être moins pour convaincre les actionnaires fondamentaux actuels qui sont déjà convaincus, que pour créer un consensus stratégique interne qui ne manquera pas d’avoir un effet bénéfique sur le cours de bourse et d’attirer de nouveaux investisseurs fondamentaux.

Le reporting intégré s’implante peu à peu en France. La plupart des groupes cotés importants on lancé une réflexion sur le sujet et une vingtaine on déjà publié un rapport dit intégré. Une vingtaine supplémentaire ont prévu de le faire en 2017. L’AMF, Paris-Europlace, l’ICGN, l’Institut Français des Administrateurs, les organisations professionnelles comptables se sont tous prononcés en faveur de cette initiative.

Les Directions générales sont donc soumises à une pression considérable qui sera renforcée par la mise en œuvre des dispositions de la loi Sapin II en matière de Say on Pay dès les assemblées générales de 2017. Elle vont devoir très vite définir une stratégie de création de valeur.

Accroître l’intelligence de la valeur est donc un impératif majeur pour les Directions financières.

--------------------------------------------------Notes----------------------------------------------------------------------------------------------------

 

[1] Pierre Vernimmen, Finance d’entreprise, Chapitre 1,  Dalloz, 2017

[2] Lynn Stout, The Shareholder Value Myth, BK, 2012

[3] Alfred Rappaport, Creating Shareholder Value, The Free Press 1986 ; McKinsey, Valuation, Wiley, 1990 ; B. Stewart, The quest for value, Harper Business, 1991

[8] International Valuation Standards 2017

[9] Copeland, Tom and Dolgoff, Aaron D., Expectations-Based Management. Journal of Applied Corporate Finance, Vol. 18, No. 2, pp. 82-97, Spring 2006

[10] John Graham, Harvey Campbell, The theory and practice of corporate finance : evidence from the field, Journal of Financial Economics, 2001 ; Christopher Ittner, David Larker, Coming up short on Nonfinancial Performance Measurement, HBR, November 2003

[11] Bénéfice Par Action

[12] Michael Mauboussin, The true measures of success, HBR, october 2012

[14] Rita Gunther McGrath, The end of competitive advantage, HBR Press 2013

[15] Eric Schmidt, Jared Cohen, The New Digital Age, Alfred Knopf, 2013

[16] Alec Ross, The industries of the future, Simon & Schuster, 2016

[17] Nicolas Colin, Henri Verdier, L’Age de la multitude, Armand Colin, 2015

[18] Baruch Lev, Intangibles : Management, Measurement and Reporting, Brookings Institution  Press, 2000

[19] Richard Dobbs & McKinsey, No ordinary disruption, Public Affairs 2015

[20] Crédit Agricole, Ce qui crée la colère, Eclairages Emergents, décembre 2016

[21] Crédit Agricole, Le bel avenir du risque politique, Eclairages Emergents, juin 2012 ;

[22] Thomas Copeland, Vladimir Antikarov, Real Options : a practitioner’s guide, Texere, 2001

[23] Voir la présentation de Thomas Bouvet à la SFEV, Impairment test : les enjeux de la valeur terminale et du business plan dans l’évaluation par les flux de trésorerie disponibles, 2013 (http://bit.ly/2iL7jLa)

[24] Aswath Damodaran, The little book of valuation, Wiley, 2011

[25] Aswath Damodaran, Narrative and Numbers, the value of stories in business, Columbia University Press, 2017

[27] Dans sa lettre aux actionnaires de 1987, Warren Buffet montre toute l’attention qu’il accorde à ce sujet : « The heads of many companies are not skilled in capital allocation.  Their inadequacy is not surprising.  Most bosses rise to the top because they have excelled in an area such as marketing, production, engineering, administration or, sometimes, institutional politics.  Once they become CEOs, they face new responsibilities.  They now must make capital allocation decisions, a critical job that they may have never tackled and that is not easily mastered » 

[28] Voir par exemple BlackRock, Our approach to executive compensation, March 2015 : « Companies should explicitly disclose how incentive plans reflect strategy and incorporate long term shareholder value drivers; this discussion should include the commensurate metrics and timeframes by which shareholders should assess performance »

[31] Copeland, Dolgoff, Outperform with Expectations-Based Management, Wiley 2005

[32] McKinsey, Communicating with the right investors, McKinsey Quarterly April 2008 (http://bit.ly/2iQn7ym)

[33] Etude KPMG : Garel, Alexandre and Rerolle, Jean-Florent, When Fundamental Investors Relieve Market Pressures on Management: Evidence from France, 2016 (http://bit.ly/2ikbmgt)  

[34] Jean-Florent Rérolle, L’information non-financière est vitale pour l’investisseur, 2015 (http://bit.ly/1NuHFFw)

[35] ICGN, Global Governance Principles, 2014

[36] Baruch Lev, Feng Gu, The End of Accounting, Wiley, 2016

[37] Ibid.

[38] Ibid.

[39] Novethic, Les chiffres 2015 de l’Investissement Responsable en France (http://bit.ly/1TNrSGa)

[40] Kotsantonis, Serafeim, ESG Integration in Investment Management, Journal of Applied Corporate Finance, Spring 2016

[41] KPMG, Room for Improvement, 2016 (http://bit.ly/2jjFLj3)

[42] IIRC, The International <IR> framework, 2013 (http://bit.ly/2iYZq4i)

Article paru dans Echanges en Novembre 2007

 

Chacun peut l’observer (ou plutôt le percevoir !): nous vivons dans une économie de plus en plus immatérielle. Du point de vue de l’entreprise, trois domaines sont particulièrement affectés par cette situation :

  • La nature des offres : l’interpénétration des produits et des services conduit à des offres plus complexes, difficilement mesurables suivant des critères conventionnels  car elles comportent une part croissante d’échanges d’informations et d’émotions. La nécessité d’établir une position forte sur son marché provoque des comportements totalement nouveaux comme des offres de service totalement gratuites par exemple.

  • Les structures concurrentielles : la mise en place de réseaux d’affaires (« business web ») brouille chaque jour davantage les rapports classiques qui existaient entre partenaires ou concurrents. Il n’est pas rare de voir deux entreprises concurrentes s’allier pour profiter d’une opportunité de marché ou encore une entreprise aider ses fournisseurs ou des fabricants de produits complémentaires à se développer.

  • La nature de l’actif économique des entreprises : la part du capital intangible dans l’actif économique des entreprises s’accroît sans cesse rendant plus délicate et incertaine la mesure de la rentabilité des investissements. La majeure partie des actifs à l’origine de la création de valeur n’est pas ou mal comptabilisée : en 2006 la valeur comptable des entreprises du CAC 40 s’élevait à €600 milliards dont €430 milliards d’actifs incorporels. Leur capitalisation boursière s’élevait à la même époque à €1300 milliards : €700 milliards n’étaient donc pas « comptabilisés » dans les entreprises.

Cette situation rend particulièrement délicate le travail du dirigeant et de l’investisseur. La valeur créée par l’entreprise dépend avant tout des avantages concurrentiels que celle-ci est capable de créer et de maintenir. Or, dans une économie immatérielle, ces avantages ont tendance à être plus flous et volatils. Pourtant, tant le dirigeant que l’investisseur doivent quantifier cet avantage pour prendre des décisions rationnelles. D’où l’intérêt des approches d’évaluation des actifs immatériels de l’entreprise qui fait l’objet d’un article de Jean-Jacques Pluchart publié dans ce numéro.

La comptabilité est naturellement directement intéressée par cette problématique. L’émergence de la juste valeur dans les normes comptables tant américaines qu’internationales rend encore plus pressante la nécessité de trouver des techniques adaptées à la comptabilisation des actifs incorporels.

Aujourd’hui, la distinction entre approche comptable et approche financière s’est très largement atténuée, les auditeurs et les directeurs financiers utilisant couramment les techniques d’évaluation financière usuelles dans le cadre de leurs travaux :

  • Approches analogiques : transactions comparables, multiples de marché, méthode des redevances …

  • Approches intrinsèques : actualisation des flux de liquidités, méthode du « price premium », méthode du « volume premium », méthode du surprofit (comme l’Economic Value Added) …

  • Options réelles

  • Références d’évaluation : coût de reconstitution, approche patrimoniale.

Toutes ces méthodes ont l’avantage par rapport à des approches plus stratégiques organisationnelles de déboucher sur les conclusions chiffrées qui sont évidemment les seules acceptables d’un point de vue comptable. Pour autant, elles ne sont pas pleinement satisfaisantes car chacun peut constater à quel point la déconnection entre l’information financière et la valeur de l’entreprise est profonde.

Cette déconnection est appelée à persister car il existe deux obstacles majeurs à une  évaluation précise des actifs immatériels.

  • D’une part, il est souvent difficile voire impossible de les individualiser pour analyser leur impact propre sur la valeur de l’entreprise. C’est le problème de la « séparabilité » des actifs intangibles. L’avantage concurrentiel d’une entreprise résulte de la combinaison synergique de multiples facteurs et actifs variés, et toute tentative de les séparer est largement arbitraire (même si pour les besoins de la comptabilité l’on est souvent contraint de le faire) ;

  • D’autre part, une partie importante des actifs immatériels utilisés par les entreprises et générateur de valeur ne lui appartiennent pas. Ses actifs les plus précieux rentrent chez eux le soir, sont possédés par des partenaires, voire même des concurrents ou résultent de stratégies relationnelles aux serrures multiples dont l’entreprise ne possède qu’une partie des clés.

Pour comprendre l’importance de ces actifs, la portée des avantages concurrentiels qu’ils permettent de créer et leur impact sur la valeur, il est nécessaire de recourir à des approches plus stratégiques. En offrant à l’analyste des grilles de lecture complémentaires, elles donnent plus de profondeur aux approches comptables et financières. Lorsqu’elles sont utilisées conjointement avec certaines méthodes financières, elles deviennent des outils d’analyse très puissants.

Il en est ainsi des analyses de scénarios. Les méthodes de type Monte Carlo qui consistent à simuler de multiples scénarios de manière aléatoire se diffusent rapidement dans les entreprises les plus sophistiquées. Elles donnent à la méthode des flux de liquidités disponibles une fonction d’analyse stratégique extrêmement puissante.

De même, une approche par les options réelles permet aux dirigeants d’identifier,  de développer et de mesurer systématiquement un portefeuille d’options en intégrant dans l’analyse stratégique l’échéancier possible de l’investissement futur (la durée d’existence de l’option), la valeur actuelle des flux de liquidités espérés si l’option est exercée, la valeur de l’investissement à consentir dans le futur (prix d’exercice), l’incertitude des flux de liquidités espérés (volatilité), le coût de l’attente (risque de voir un compétiteur s’installer sur le marché par exemple).

Au-delà de l’intérêt analytique de mixer approches stratégiques et financières, cette maïeutique présente un avantage souvent ignoré et pourtant essentiel : mettre en évidence les bases d’un échange avec la communauté financière.

En effet,  s’il est illusoire de penser qu’il est possible de trouver la « valeur objective » d’un actif immatériel sorti de son contexte managérial et concurrentiel, il est en revanche très réaliste d’espérer que le marché financier estime convenablement la valeur de l’entreprise, y compris celle de ses actifs les plus insaisissables. Le marché est, en effet, le meilleur expert en évaluation. Mais encore faut-il lui donner des informations pertinentes. 

En identifiant précisément les mécanismes uniques qui permettront à l’entreprise de se positionner favorablement sur ses marchés et donc de créer de la valeur à long terme, on redonne à la communication « financière » toute sa portée. Il ne faut pas oublier que l’actionnaire n’est que modérément intéressé par les performances passées de l’entreprise. Il a besoin avant tout d’imaginer l’avenir, et plus particulièrement le niveau de flux de liquidités et le risque qui pèse sur ce flux. Or, la capacité de l’entreprise à dégager une rentabilité supérieure à son coût du capital est une fonction de celle qui va créer des avantages concurrentiels : l’ « avantage compétitif » décrit par un Michael Porter est l’équivalent stratégique du concept financier de « création de valeur » vanté par un Alfred Rappaport. Comme l’entreprise ne peut pas prendre d’engagements sur une rentabilité économique future précise, elle doit expliquer à ses actionnaires sa stratégie  et surtout la façon dont elle va l’exécuter. C’est le seul moyen de créer une relation de confiance avec les marchés.

C’est d’ailleurs un autre aspect de la problématique des actifs immatériels. Constatant l’incapacité des documents comptables à donner une image complète de la diversité des actifs de l’entreprise, on a pu assister, surtout depuis le début des années 90, à une multiplication des initiatives visant à améliorer la communication des entreprises sur leurs actifs intangibles. On ne compte plus les rapports provenant d’organismes comme l’AICPA, le FASB, la SEC, le British Accounting Standard Board, l’Union Européenne. Le dernier en date est celui de l’OCDE publié en décembre 2006 dans lequel on peut lire : « les états financiers ne peuvent et ne doivent pas être utilisés pour refléter la valeur d’une entreprise sur le marché » !

Les entreprises doivent donc communiquer sur leurs actifs immatériels sans chercher à s’enfermer dans une logique comptable. Cette transparence non financière ne se prête naturellement pas à la standardisation. Elle doit être fonction du business model de chaque entreprise. Elle doit aussi s’efforcer de répondre aux attentes des actionnaires. L’entreprise sera d’autant plus percutante dans sa politique de communication et dans ses décisions qu’elle aura organisé un échange avec ses investisseurs. Comme dirait Marivaux, « Bien écouter, c'est presque répondre ».

Cette transparence sur l’immatériel ne doit pas être vécue comme une contrainte, mais comme une opportunité : en donnant au marché des informations non financières permettant de façonner des attentes réalistes de la part des investisseurs, l’entreprise se donne un outil d’évaluation très performant de sa stratégie : la transparence est la condition pour qu’une juste évaluation des immatériels de l’entreprise soit effectuée par le marché

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